Le rôdeur dans les Rêves
La cinquième porte
Une fois la chambre prête, Douglas y porte Floyd endormi, et Lily signale juste à Liam que le souper sera servi pour 6 heures le soir, s’ils désirent venir manger avec eux. Arrivé en haut de l’escalier, Liam observe un peu le couloir, dont les anciens lambris portent un certain nombre de traces, notamment des encoches sur un montant de porte (sans doute un enfant que l’on aurait mesuré), ainsi qu’une étrange frise dessinée d’une main maladroite, sur le mur mais quasiment au niveau du sol, faite du même motif répété tout du long de chaque côté. Le jeune homme remarque cinq portes, dont une seule est ouverte: celle de leur chambre, où brûle déjà un bon feu et où Lily a laissé des chemises de nuit pour le soir. Douglas dépose Floyd sur le lit et prend congé, après avoir indiqué à Liam où se trouvent les chambres des autres occupants de la maison, en cas de problème. Liam, lui, ne tarde pas à suivre Floyd dans le sommeil… et décide qu’il s’agit là d’un bon moment pour aller explorer un peu la demeure du côté onirique. La première chose qu’il remarque est que dans le mondes des rêves — ce cher Oneiros, qui après trois semaines d’absence lui semble si vibrant, et même plus vrai que nature! — le cottage n’est pas très différent de la réalité, dégageant la même impression de chaleur, de solidité, de stabilité, même: une ancre au milieu de la tempête. C’est presque là chose étonnante, eu égard à la nature du maître des lieux: qui se serait attendu à une telle atmosphère de la part d’un esprit aussi erratique que celui d’Ezekiel Lannister?
La deuxième chose qui attire l’attention du Verbena est la cinquième porte, celle qui ne correspond ni à sa chambre, ni à celle des trois habitants de la demeure. La pièce est celle du bout du couloir; n’entendant rien lorsqu’il colle son oreille à la porte, Liam la touche du doigt, et perçoit que la présence onirique de cette partie du cottage est différente, moins accueillante. La porte n’est pas verrouillée, et s’ouvre facilement, révélant une chambre somme toute similaire à celle qu’occupent les deux mages, si ce n’est qu’il s’y trouve également un secrétaire au plateau couvert d’un amas de vieux papiers. La sensation étrange se précise lorsque Liam en franchit le seuil: il est saisi par une forte nostalgie, l’impression que cet endroit n’a pas changé depuis des années, des décennies, des siècles. Le mobilier en tous cas date d’avant leur siècle. Curieux, le Verbena s’approche d’un miroir rond sur pied posé sur le bureau, juste à côté du support de la plume et de l’encrier, pour constater que le verre en est étoilé, renvoyant un reflet déformé de la chambre. Il remarque alors que dans le miroir, et uniquement là, l’angle de la pièce le plus éloigné de la fenêtre à croisillons est envahi de ténèbres, alors que rien pourtant n’apparaît lorsqu’il se retourne pour observer ce coin-là, uniquement occupé par une commode.
Bien entendu, le mage se sent obligé d’aller voir par lui-même, et touche le mur au dessus du meuble. A ce simple contact, des taches sombres apparaissent sous ses doigts, qui disparaissent dès qu’il les retire. Il s’emploie alors à fouiller la commode. Le premier tiroir ne contient rien. Dans le deuxième, il trouve un médaillon plat orné d’une pierre blanche, qui s’ouvre pour révéler le portrait d’une enfant de 12 ou 13 ans; après l’avoir observée pendant de longues secondes, Liam lui trouve une très forte ressemblance avec Wilhelmina Clarick, qu’il avait vue adulte sur un tableau onirique du Monde de l’Oubli. Le troisième tiroir est empli à craquer de vieux livres, portant pour la plupart des titres en latin; l’un d’eux est le Leviathan de Hobbes, le mot “Lex” revient régulièrement sur plusieurs d’entre eux, et certaines couvertures sont frappées d’un symbole que Liam pense avoir déjà vu dans le bureau de Storn et Forsythe (un symbole lié à la Maison Guernicus?). Quant au dernier tiroir, il en tirer des lambeaux de tissu, de chemises déchirées, couverts de sang séché, comme si quelqu’un s’en était servi pour faire un pansement sur une une grave blessure.
Intrigué, Liam examine ensuite les papiers épars sur le secrétaire, et découvre parmi eux:
- Des notes en latin, peut-être prises sur l’un des ouvrages.
- Trois partitions de musique, pour trois morceaux différents, dont il reconnaît les titres: “Betrayer”, “Remembrance” et “Heart Above Reason”.
- Une feuille entièrement gribouillée à l’encre noire, sans doute sous l’effet de la colère et de la frustration, car la plume en a par endroits complètement lacéré le papier.
- Un dessin réalisé par un enfant, représentant trois personnes souriantes, deux grandes et une petite, se tenant par la main devant une maison. Ce dessin a été reproduit au moins une bonne dizaine de fois, avec quelques légères variations, mais le thème central en reste toujours le même.
- Tombé entre le mur et le secrétaire, un portrait d’assez petite taille, représentant un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs attachés par un catogan, à la barbiche blanche également, à l’expression très dure et très sévère, presque féroce, et aux yeux bleu acier caractéristiques des Clarick. La ressemblance de cette homme avec Ezekiel et par extension Aidan est manifeste — serait-il la source des abus dont a visiblement été victime Ezekiel? Liam remet très vite le tableau en place, tant les sentiments de colère, de peur et de haine qui l’entourent sont puissants…
En quittant la pièce, décidé à ne pas aller voir les trois autres et ne pas violer plus encore l’intimité des Lannister, Liam en vient à se dire que contre toute attente, il vient sans doute de voir là ce qui avait jadis dû être la chambre d’Aidan…
Une famille pas si simple?
Le jeune homme descend l’escalier onirique afin d’observer tout de même salon, cuisine et éventuelles autres pièces au rez-de-chaussée. Les couleurs de la demeure sont un peu passées, la faisant de plus en plus ressembler à un souvenir, un vieux daguerréotype, que l’on essaye désespérément de maintenir en l’état. La cuisine ici regorge de nourriture, et laisse filtrer par moments l’écho de conversations étouffées. La salle à manger, elle, renvoie une impression de léger malaise, comme si elle servait très peu, et qu’elle était trop imposante pour les habitants du cottage, avec son vaisselier, sa grande pendule à balancier et sa lourde table de chêne massif. Liam remarque ensuite que la porte du placard à balais sous l’escalier arbore une étrange tache: une coulée de sang séché s’étendant jusqu’au sol, comme si quelqu’un avait été frappé ici même par une arme blanche, et avait glissé le long du panneau de bois; toutefois, la porte ne s’ouvre que sur un placard, et ne semble dissimuler rien d’autre.
Liam passe la salle d’eau, et pénètre ensuite dans la dernière pièce, qui est de toute évidence le sanctum d’Ezekiel et sans doute de son père avant lui, et le coeur magyque même de la maison. Ce bureau est un véritable capharnaüm d’objets hétéroclites et de divers symboles: chandeliers, cristaux, étagères croulant sous des ouvrages poussiéreux… Il s’y trouve même un crâne humain, du genre qu’on s’attendrait à voir dans une étude anatomique. Sur un lutrin est attaché un grand et lourd in-quarto, ouvert, mais dont les pages sont toutes blanches (un examen de la couverture révèle qu’il s’agit d’une Bible). Au fur et à mesure qu’il explore la pièce, Liam a le sentiment qu’elle n’a pas été utilisée que par une seule personne. Il finit par découvrir, à demi dissimulée sous une tenture, une grande peinture à l’huile, pendant artistique des dessins d’enfants sur le secrétaire à l’étage: elle représente le cottage des Lannister, sous un soleil de printemps voire d’été, et trois personnes. La première est une homme de taille moyenne, la cinquantaine, aux cheveux blonds grisonnants mi-longs et aux yeux gris. La deuxième est un enfant de sept ou huit ans, de toute évidence Ezekiel, dont le visage ne porte pas encore de tatouages, mais arbore déjà les quatres petits points au centre du front. Tous deux sont souriants. La troisième personne, elle, ne sourit pas, et leur tourne à demi le dos, comme si elle était en train de partir, et pourtant regardait par dessus son épaule dans leur direction avec une expression de regret: il s’agit d’Aidan, âgé de dix-huit ou vingt ans. Leurs habits sont à la mode du milieu du dix-septième siècle, de coupe toutefois assez simple, presque “puritaine”. La date sur la peinture est “1652”; examinant l’arrière du tableau, Liam en fait tomber un petit papier où sont écrits trois noms; “Aaron Lannister, Ezekiel Lannister, Aidan Haven.”
Maintenant qu’il y réfléchit, Liam constate vraiment combien les relations dans cette famille-là ont dû être compliquées… car les deux garçons ne ressemblent ni l’un ni l’autre à Aaron. Peut-être bien que l’homme du portrait, en haut, était leur véritable père, et qu’Aaron Lannister a adopté Ezekiel?
Les araignées de Londres
Troublé par tout cela, Liam quitte le cottage, qui se trouve en fait isolé, avec sa cour et son étable, au sein de ténèbres profondes, à l’exception d’un mince chemin de verre qui serpente vers un horizon impossible à percevoir et se perd dans l’obscurité. Des éclairs très blancs, au loin, illuminent régulièrement la lisière d’une forêt: la vision onirique de Dresca. Liam s’engage sur le chemin, très solide en dépit de sa matière et de sa transparence. A chaque fois qu’il y fait un pas, une image se dessine sous son pied: des morceaux de scènes, diverses, relativement neutres, dont d’ailleurs le jardin où Liam avait rencontré Genevra pour la première fois. Au bout d’un moment, il se retourne et constate qu’il a beau avancer, le cottage derrière lui reste maintenant à la même distance. Liam ferme alors les yeux, désirant se retrouver à Londres, sur les docks de Limehouse qu’il connaît bien. Sous son pied, l’image de pavés apparaît, s’étend — et il passe dans la version onirique de Londres.
Immédiatement, il est frappé par le côté étrange de cette vision: de grandes déchirures noires zèbrent le ciel gris et lourd au dessus des bâtiments, en larges bandes aux bords déchiquetés, et de petites araignées blanches courent partout sur le sol et les murs, s’employant à colmater çà et là un certain nombre de trous de taille variable, s’ouvrant sur le néant. Une dizaine d’autres araignées passent non loin de lui, transportant un rat mort à moitié démembré; idem avec d’autres agrégats, d’autres objets. Liam voit bien que quelque chose s’est passé à Londres, qui a eu suffisamment d’impact pour affecter l’inconscient collectif au niveau des Dormeurs eux-mêmes — il est évident que les événements de la Tour de Londres ont eu d’importantes répercussions. Liam erre dans la ville, passant d’un lieu familier à un autre sans se soucier de la géographie normale de la capitale: partout, des scènes similaires se répètent. Au détour d’un dock sur la partie nord-ouest de l’Île des Chiens, il voit même les eaux de la Tamise, désormais rouge sang, charriant divers détritus, dont une main de femme encore couverte d’un gant; là, des araignées par centaines se sacrifient pour constituer un pont blanchâtre et atteindre ces nouveaux déchets. Liam continue de remonter les quais vers l’ouest, et n’est pas surpris de voir que les déchirures dans le ciel, de même que la provenance du sang dans le fleuve, se centrent sur la Tour de Londres. Néanmoins, peu désireux de vraiment voir tout cela de plus près pour le moment, il oriente son propre rêve non pas vers la forteresse, mais vers Alexander Manor, où il espère pouvoir prendre des nouvelles de Genevra.
Le haras
Rosslyn Hill a semble-t-il beaucoup moins souffert du choc dimensionnel, et offre un accueil un peu moins inquiétant, malgré la présence, sur la lanterne à l’étage, d’un gros corbeau noir aux petits yeux méchants. Liam sonne la cloche au portail; quand Grisham vient lui ouvrir, le jeune homme tique un peu, car le majordome, cette fois, n’a pas de visage, et sa voix est comme étouffée (sans doute parce que Floyd n’est pas là). Quand Liam s’enquiert de Genevra, il répond qu’elle est là, en train de jouer avec un des poneys de la propriété: Grisham mène Liam à l’arrière, et celui-ci constate qu’oniriquement parlant, le manoir s’est vu adjoindre un véritable haras à la place des simples écuries qui s’y trouvaient avant, un haras tout droit sorti d’un roman pour jeunes filles, avec des fanions colorées, de jolies fleurs un peu partout, et des portes bien blanches. Genevra (qui doit faire la sieste dans le monde physique) est dans l’un des boxes, caressant la crinière d’un joli poney blanc. Liam est rassuré d’apprendre qu’elle va bien, dans le monde physique également, et constate que ses talents de Rêveuse se sont entre temps développés: c’est elle seule qui a “construit” le haras, en utilisant tout ce que Ezekiel lui appris. Inquiète de ne pas l’avoir vu depuis plus de deux semaines, elle est soulagée d’apprendre qu’il reviendra bientôt, qu’il doit juste se reposer un peu: “Je l’aime bien… Avec lui, j’ai un peu l’impression d’être avec un petit frère.” D’ailleurs, l’état de son frère à elle ne s’est pas amélioré; même lorsqu’elle lui lit les livres commandés par Sonia, il ne parle toujours pas.
Liam est un peu embarrassé: à nouveau, Genevra exprime le souhait de pouvoir parler à sa mère pour lui demander conseil. De plus, elle lui demande d’intercéder en sa faveur auprès du Docteur Alexander: elle aimerait écrire à sa tante à Durham, Martha Morrow, ou éventuellement qu’il le fasse pour elle, car elle ne sait plus trop quoi faire. Cependant, même si elle a respecté les souhaits de Floyd et n’a pas quitté la demeure, Genevra a tout de même senti qu’il se passait des choses étranges à Londres depuis quelques temps; pendant un moment, il était même devenu difficile d’atteindre l’Oneiros… mais au moins n’a-t-elle pas vu le Mangerêve dernièrement. Liam lui dit de l’appeler à l’aide si cette chose venait à nouveau à la poursuivre; Genevra avoue, en rougissant un peu, qu’Ezekiel lui a dit la même chose jadis, et que décidément il lui manque…
Faisant apparaître une table, des chaises, une théière et des biscuits, Liam sert le thé, et tous deux continuent de parler encore un peu. Elle sort ensuite un carnet de croquis de sous sa chaise, et le montre à Liam: la plupart de ses dessins sont des aquarelles des plus classiques, mais elle révèle que par moments, elle continue de faire ces étranges illustrations sombres, sans même se rendre compte de ses actes. La dernière en date représente un tunnel d’égout envahi par des ténèbres où s’ouvrent d’innombrables yeux effrayants. Liam lui assure qu’elle n’est pas folle, et de simplement prévenir Floyd si elle refait ce genre de dessins.
Carte de visite
Finalement, Genevra dit qu’elle doit y aller: Sonia l’appelle pour qu’elle vienne prendre le thé, le vrai, dans la réalité physique. Grisham apparaît soudain et confirme, surpris néanmoins qu’elle l’ait su avant même qu’il la prévienne. Le majordome a aussi un message pour Liam, de la part d’un jeune homme qui s’est présenté au portail il y a cinq minutes: il s’agit d’une carte de visite où sont inscrits, d’une écriture rapide et incisive, les mots suivants: “N’oubliez pas votre promesse.” Liam salue rapidement Genevra et s’enquiert auprès de Grisham de cet étrange visiteur: jeune, plutôt beau, yeux et cheveux sombres, port altier et vêtements stricts, attitude assez froide… Pris d’un horrible soupçon, Liam se précipite sans plus attendre vers la grille, mais il ne se trouve déjà plus personne dans la rue. Quand il regarde à ses pieds, il découvre cependant cinq araignées, transportant une paire de lunettes en demi-lune…
Sur ce, il se réveille en sursaut, presque paniqué. Il est 5h42 à sa montre, et les bruits en provenance de la cuisine indiquent que le repas sera bientôt prêt. Prenant bien soin de ne pas regarder Floyd endormi, qui ressemble tellement à Eric Wilson, et résistant à la tentation d’aller voir en vrai la cinquième chambre, il descend l’escalier pour se rendre à la cuisine où Lily s’active au fourneau, aidée par un Douglas qui remue la soupe d’une main enthousiaste. La nuit est maintenant tombée, et le repas qui s’annonce aide au moins à chasser quelque peu l’humeur maussade qui menace de s’emparer du jeune Verbena.