Révélations en D(resca) mineur

L’étude

Le lendemain matin, Floyd, se réveillant avec Liam encore tout habillé roulé en boule contre lui, bondit hors du lit et de la pièce, sans même penser à prendre ses vêtements. Ce n’est qu’une fois à la salle d’eau qu’il se rend compte de son oubli, et va les chercher en catimini afin de ne pas croiser quiconque alors qu’il est encore en chemise de nuit. Liam suit peu de temps après, dans ses vêtements qui sentent encore le haggis: il est temps de faire une lessive. Le petit-déjeuner se passe assez rapidement et dans un relatif silence: Douglas engloutit ses oeufs avant de partir au marché, Ezekiel chipote dans son assiette, l’air songeur voire préoccupé, Floyd n’est pas encore là, et  Lily est trop occupée à préparer ledit déjeuner pour avoir le temps de s’asseoir. Liam demande la permission de puiser de l’eau dans la cour, ce qui lui est accordé; alors qu’il se lève pour y aller, Ezekiel lui dit qu’il désirerait leur parler un peu plus tard dans la matinée, car il se sent suffisamment lucide aujourd’hui, et ne veut pas laisser passer ce moment. Dans la cour, Liam tire ensuite de l’eau dans une timbale pour y  faire boire Crumpet (et le nourrir en Quintessence!) tandis que lui-même s’emploie à toute une série d’ablutions pendant une bonne heure, malgré le froid mordant, pour débarrasser quelque peu son motif du Paradoxe absorbé au cours des semaines précédentes.

Pendant ce  temps, Floyd qui est lui aussi passé à table se voit adresser la même requête par Ezekiel, entre deux arguments pour qu’il mange (le jeune médecin voudrait bien le voir avec quatre ou cinq kilos en plus, surtout vu son état actuel). Le temps ensuite pour Liam d’emprunter une chemise pendant que ses vêtements sont au sale, et les deux hommes suivent leur hôte, non pas dans le salon, mais dans la pièce qui oniriquement parlant était le coeur de la maison. C’est aussi le cas ici, même si elle présente un certain nombre de différences dans son agencement et son mobilier. Les livres notamment semblent bien plus poussiéreux, bien moins consultés. Quant à l’ouvrage posé sur le lutrin, ses pages en sont non pas imprimées, mais poinçonnées en d’innombrables endroits. Floyd constate cela avec étonnement et explique à Liam de quoi il s’agit: un ouvrage en braille. Ezekiel leur dit qu’il s’agit d’une Bible, qui lui a été offerte presque quarante ans auparavant. Les deux mages voient leurs soupçons confirmés: le Criamon est  aveugle… et ce depuis un bon siècle, d’après ce qu’il leur dit. Quant à la raison de sa cécité: “C’est une punition… je crois.”

Très vite, cependant, Ezekiel en vient à la raison de sa demande: il voudrait qu’ils lui parlent plus en détail de Dresca — ceux de l’autre monde, bien sûr. Il se sent plus calme et composé que d’ordinaire, plus lucide également, ce matin, et désire en savoir plus, de même que leur dire en retour certaines choses. Une fois que Liam lui a expliqué le principe du “collectif” Dresca, Ezekiel demande si ce sont eux qui l’ont blessé dans l’Oneiros. Floyd en vient alors à une chose qui l’inquiétait: ses attaquants lui ont-ils injecté ou fait boire quoi que ce soit dans son “rêve”? Ezekiel confirme: ils avaient infecté tout le sol par des racines, ce qui fait qu’il ne l’a remarqué que trop tard, au moment où celles-ci l’ont attaqué. Ces Déchus ont peut-être bien là tenté de le corrompre, et au vu de certains de ses symptômes, quelque peu préoccupants, Floyd craint qu’ils n’aient réussi, ou que leur hôte n’en ait du moins gardé des séquelles…

Corruptions

Inquiet lui aussi mais remarquablement maître de lui, Ezekiel accepte sans sourciller que les deux mages vérifient ce qu’il en est vraiment. Après que tous trois se sont assis sur des chaises, Liam examine tout d’abord ses motifs vitaux et spirituels, ce qui s’avère plus complexe et plus long à faire qu’il ne le pensait: le motif spirituel du Criamon est flou, vibrant, accompagné d’un bourdonnement presque discordant, composé en fait d’un agrégat de milliers de minuscules répliques du symbole de la “fleur” déjà perçu à plusieurs reprises, et zébré de plusieurs accrocs obscurcis. Quant à son motif vital, le mage souffre visiblement de séquelles d’ordre psychomatiques. Liam perçoit également une anomalie au niveau de son dos; lorsqu’il le touche à cet endroit, Ezekiel tressaille, et avoue que cela lui fait encore un peu mal depuis son retour. Après lui avoir fait baisser sa chemise, Liam découvre gravé au couteau dans sa chair le même symbole à plusieurs branches, une très ancienne blessure cicatrisée depuis fort longtemps, mais redevenue rouge et sensible dans le monde physique.

Interrogé par Floyd, Ezekiel dit le plus naturellement du monde que c’est son frère qui lui a infligé cette blessure, que c’est très certainement d’ordre rituel — il a beaucoup de mal à s’en souvenir. La cicatrice enflammée renvoie clairement un écho magyque, et Liam se rappelle alors de ce qu’a fait Aidan dans l’Oneiros: pour purifier son motif?… Floyd est atterré, rien dans ses connaissances sur les êtres tels que Stockwell et dans les écrits laissés par Wolfram ne laissait entendre qu’ils étaient capables de faire acte de sorcellerie, leur potentiel magyque étant pour ainsi dire inexistant. De plus, il faudrait une grande puissance mentale pour arriver à changer l’Oneiros au point que cela ait des répercussions sur la personne physique.

Au final, Ezekiel n’est au moins pas (ou plus) corrompu sur les plans corporels et spirituels, mais Floyd veut tout de même vérifier encore son esprit. Il est forcé de trouver une autre méthode que l’hypnose qu’il pratique habituellement pour ce faire, puisque le Criamon ne peut pas se concentrer sur un objet en mouvement, et utilise pour cela le son produit lorsqu’il frappe sur la timbale ramenée par Liam. Après de longues minutes, nécessaires pour qu’Ezekiel parvienne à se concentrer suffisamment sur le bruit répétitif, Floyd parvient à toucher son esprit, chose du moins rendue moins compliquée du fait que sa cible ne désire pas résister. Et c’est alors qu’il comprend vraiment à quel point la psyché d’Ezekiel Lannister est peu conforme à tout ce qu’il a connu jusque là…

Les sons d’une mémoire

En effet, Floyd n’y trouve pas les images auxquelles il s’attendait, du moins pas tout de suite, mais une synesthésie de voix toutes associées à des flashs de lumières colorées parcourant l’obscurité, se succédant sans logique visible:

“Papa? Papa, tu es là?” (Lily)
“Vous connaissez la dernière? Le fermier Boldwood a enfin…” (Douglas)
“Excusez-nous de vous déranger, mais…” (Floyd)
“Allez viens, mon garçon. C’est bien. Reviens. Reviens vers nous…” (Aaron Lannister?)
“Et que dois-je donc faire de cet enfant, Aaron!” (Aidan, jeune, tels qu’ils l’avaient rencontré dans l’Oneiros)
“Le fils du sorcier! Le fils du sorcier!” (Des enfants, chantonnant sur un ton moqueur)
“Tu dois vivre! Vis, mon garçon! Vis! “ (La voix d’une femme, chaude, vibrante, apaisante)
“Je ne peux pas, bon sang, Aaron! Je ne peux pas! Pourquoi m’imposez-vous cela?” (Aidan)
Une lumière vive, zigzagant dans tous les sens — pas une voix humaine — un aboiement. (Ami)
“Ezekiel? Ezekiel, viens avec moi. J’aimerais te présenter quelqu’un…” (Aaron)
“Non, Ezekiel. Tu ne  peux invoquer ainsi le <mot brouillé, impossible à comprendre>.” (Aidan)
“Papa, des pommes de terres pour le dîner, ça te va?” (Lily)
“Eh bien, voyez-moi ça. Si j’avais su que j’avais un bâtard ici…” (La voix froide d’un homme, associée à une terreur sans nom)
“Tiens donc? Il reste des Clarick dans ce monde-là… Comme c’est intéressant…” (Une voix à la fois jeune et sans âge, dont on ne peut dire si elle appartient à un garçon ou à une fille)

Floyd se détourne de la vision sur cette dernière voix, car le sentiment de peur panique qui avait commencé à emplir l’esprit d’Ezekiel ne fait que s’intensifier; au même moment, Liam voit une larme couler sur la joue de leur hôte, qui fixe toujours le vide de ses yeux incapables de voir. Floyd enjoint alors Ezekiel à penser à Ami, à des choses joyeuses — Liam guide sa main vers l’encolure du chien venu s’asseoir à ses pieds afin qu’il trouve du réconfort dans le toucher également; ce n’est que lorsque l’Euthanatos voit un vague sourire sur les lèvres du Criamon qu’il met fin à son sortilège. Ezekiel ne peut toutefois s’empêcher de pleurer, encore sous  le choc de ce qui est remonté en lui. Floyd ne pense pas qu’il reste de traces de corruption dans sa psyché, mais il est clair que le repos dont il a besoin n’est pas uniquement physique, et qu’il est impératif pour lui de ne pas procéder à des projections astrales trop souvent.

Quant à cette dernière voix, elle, ne cesse de l’inquiéter, ce qui le pousse à demander tout de même à Ezekiel à qui elle appartenait, s’il s’agissait peut-être de l’un des agents de Dresca l’ayant attaqué. A ces mots, le mage semble effectivement se souvenir, et la panique l’envahit à nouveau: “Oui! Oui, vous avez raison! C’était l’un d’eux! Je connaissais ces yeux, j’ai cru que c’était elle, mais ce n’était pas elle, ce n’était pas Diotima… C’était… C’était… Alors dans ce cas, si ce n’était pas elle… C’était Kiril? Oui, c’était Kiril! Oh Mon Dieu, il serait donc toujours vivant?!” Liam lui saisit la main pour le calmer, ce qui n’a pas beaucoup d’effet pour le moment, et Ezekiel continue, trop sous le choc pour vraiment réaliser ce qu’il dit: “Mon père… mon père m’avait parlé de lui — ce n’est donc pas un souvenir, puisque je n’ai jamais rencontré Kiril? C’est lui! Mais il est censé être mort? C’est donc lui! C’est lui qui m’a fait cela — avec les racines — c’était lui! Il est revenu!…”

Kiril et Diotima

De plus en plus inquiets quant à son état mental, les deux mages tentent de le raisonner, lui disant que ce n’est pas le vrai “Kiril”, que ce n’est que son double; mais Ezekiel demeure toujours en proie à la peur, même s’il parvient à rassembler suffisamment ses pensées pour répondre au moins en partie à leurs interrogations. De ce qu’il dit découlent plusieurs choses. Aaron, sur son lit de mort, lui avait parlé de ce qui s’était réellement passé à Dresca, le jour de sa naissance — “Car moi, je ne m’en souviens pas, je venais juste de naître, je ne me souviens même pas de ma mère, elle est morte avant ma naissance…” Deux mages s’étaient affronté au coeur même de l’Alliance, la ravageant d’un bout à l’autre: Diotima Haven et son frère, Kiril Heidemann. Aaron, arrivé après le combat, avait trouvé là-bas plus de deux cents cadavres, ainsi qu’un nouveau-né: Ezekiel. Kiril avait disparu — du moins, c’était ce qu’avait dit Diotima, qui prétendait ne plus pouvoir le trouver nulle part — Diotima “exilée dans le Monde des Esprits”, incapable de revenir…

Liam et Floyd peinent un peu à intégrer toutes ces informations, et il leur faut quelques minutes pour en faire le tri. Premières hypothèses: soit Ezekiel a rencontré la version alternative de Kiril Heidemann, dans un monde où contrairement au leur, c’est lui qui aurait gagné et Diotima qui serait morte; soit ce Kiril est bien “l’original”, catapulté par le choc magyque dans le Monde de l’Oubli; mais dans tous les cas, il n’en reste qu’un seul exemplaire, ce qui en soit n’est pas plus rassurant que cela, vu le potentiel destructeur de l’homme. Bien qu’Ezekiel fasse de son mieux pour répondre encore à leurs questions, la crise de panique qui a commencé à le secouer s’intensifie, et ses révélations deviennent de plus en plus erratiques: “Non, Kiril n’était pas de Dresca… Dio l’était… elle avait épousé un Haven… ce n’est pas la femme de la statue, c’était Judith… Judith Haven… pas Dio… Diotima est celle qui m’a mis au monde après que ma mère est morte… car je suis né — je suis né — à Dresca — de Jane Cobben et Edward Clarick — et je suis Né aussi — et j’ai vu le Crépuscule — ô mon Dieu, j’ai vu le Crépuscule!…” Secoué par un rire hystérique, puis par des sanglots, Ezekiel tombe dans les bras de Floyd, pris de tremblements. “C’est là… c’est là que tout a commencé… dans l’arc qui a frappé tout le pays, de Naseby à Dresca, le jour de la Grande Contradiction… c’est là que tout a commencé…” sont les derniers mots qu’il prononce avant de perdre connaissance.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre, et Lily accourt, affolée, qui l’a entendu crier. Elle essaye de ranimer son père, tandis que Floyd ausculte rapidement ce dernier; vu le pouls rapide d’Ezekiel, il demande à la jeune fille si elle a des potions calmantes dans ses placards, ce qu’elle s’empresse d’aller chercher. Pendant ce temps, Liam demande à Floyd s’il sait qui était ce Kiril. Floyd est bien en peine de lui répondre, inquiet au vu des réactions d’Ezekiel et de la manière erratique qu’a son esprit de fonctionner, si ce n’est que cette personne avait des yeux vairons (un bleu, un doré) et une voix impossible à vraiment définir. Une chose devient alors certaine pour Liam: ce Kiril est indubitablement le mage de Dresca que les habitants de l’autre monde surnommaient “le Voleur d’Âmes”, et qui avait bien failli lui arracher son Avatar. Une autre chose est sûre: Liam mettra la main sur cet homme, cette créature, ce monstre à visage humain, peu importe — et il lui fera payer tout ce qu’il a fait. Nouvelle hypothèse, fort inquiétante: Kiril Heidemann essaie peut-être bien de (re)venir dans leur monde, quitte à passer par Dresca, justement, parce que c’est de là qu’il venait?

Ils n’ont pas le temps de s’interroger plus à ce sujet: Lily revient sur ces entrefaites. Avec son aide (elle a de toute évidence l’habitude, vu que c’est elle qui a soigné son père jusque là), ils font avaler la potion à Ezekiel, dont les tremblements et la respiration finissent par s’apaiser, et le portent ensuite jusqu’à son fauteuil au salon, où ils le veillent pendant une bonne vingtaine de minutes avant qu’il ne reprenne enfin conscience, confus et apeuré, souffrant de légers vertiges, ne gardant des souvenirs que très flous de ce qu’il leur a dit, et anxieux de savoir s’il était tout de même parvenu à leur transmettre ce dont il désirait absolument leur parler ce matin. Liam et Floyd lui assurent que c’est bien le cas, et l’enjoignent à se reposer en attendant le retour de Douglas, qui pourra éventuellement le porter dans sa chambre si nécessaire. Lily, agenouillé à coté de son fauteuil, passe ses bras autour de son cou, pose sa tête sur sa poitrine, et lui dit qu’elle va rester avec lui, et qu’il n’a plus à avoir peur.

Floyd et Liam les laissent seuls. Liam quitte la maison sans mot dire, mains dans les poches, pour aller marcher le long du chemin, le temps de se calmer et de faire le tri dans ses pensées. Floyd, sur le pas de la porte, le laisse partir, lui-même empli de nouvelles questions et de nouvelles inquiétudes. Et tandis que son coeur est agité de sombres pressentiments, son regard embrasse la vallée de Waldrige, les collines couvertes d’arbres qui dans deux mois connaîtront leur renouveau, la falaise d’un blanc presque éclatant que caresse le soleil hivernal… un paysage qui contraste fort avec les révélations dont ils viennent d’être témoins…

***

Ici s’achève la première partie de Shadow Nexus.

Il reste encore bien des interrogations, bien des événements destinés à survenir, bien des gens à retrouver. Diotima, exilée dans l’Umbra — mais par qui? Kiril, qu’il s’agisse bien de lui ou de son ombre — quels sont donc ses desseins pour le monde des PJs? Quel est le rôle des Haven et des Clarick dans tout cela? Et dans quel état vont-ils retrouver Londres, leur Londres, après ces trois semaines d’absence?

Tout ceci trouvera réponse dans les prochains scénarii…