Reason in Madness est le troisième scénario de la Chronique, et constitue, tout comme Dangerous Acquaintances, une particularité en ce sens qu’il devait être le début d’un “gros” scénario, et a finalement viré de bord suite à quelques actions supplémentaires de la part des PJs. Par conséquent, j’ai scindé en deux ce qui était censé devenir Hollow World. Il s’agit aussi du premier scénario à voir entrer en action Liam Oakley, le Verbena du groupe, qui vient rejoindre la fine équipe formée par Floyd Alexander et Charles Amberville.

Le chemin des rêves

Le train du silence

Nous sommes le 15 novembre 1880, tard dans la soirée, et Liam Oakley, le jeune Verbena au passé de gamin des rues, est assis sur l’un de ses toits favoris d’un immeuble d’Aldgate, le dos à une cheminée pour se protéger du froid. Au cours des jours précédents, lui et son Mentor, Alwyn Doyle, ont eu l’occasion de noter une étrange activité au niveau du Node de Tyburn Gallows, qui leur a fait l’effet d’une casserole d’eau bouillante sur le point de déborder. Il ne leur a pas semblé que quelqu’un essayait de s’emparer de sa Quintessence, mais les lignes de forces présentaient tout de même une activité inquiétante et inhabituelle. En conséquence de cette observation, Liam et Alwyn s’étaient rendus à Hyde Park, la nuit du 12 novembre, après qu’un événement inconnu eût provoqué là-bas un nouveau pic d’activité du Node; ils n’avaient malheureusement rien trouvé sur les lieux, sinon des traces de pas et une étrange marelle tracée sur le sol, sur l’une des rives de la Serpentine. Préoccupé, Alwyn a de nouveau pris la route sans prévenir pour l’un de ses voyages dont il a si bien le secret, mais il a laissé entendre à Liam auparavant que ce dernier ferait bien de repartir à la chasse aux informations dans les Rêves, puisqu’il n’y avait personne à interroger sur place, et pas vraiment d’autre piste à explorer.

C’est donc ce que fait Liam en cette froide nuit d’hiver, se plongeant dans une transe méditative afin de pouvoir accéder au monde des Rêves. Rouvrant les yeux, il se découvre assis sur la confortable banquette tapissée de velours d’un wagon de train, train qui s’avère étrangement silencieux, et dont la vapeur n’est non pas noire, mais blanche. Face à lui, deux charmantes vieilles dames aux visages ridés comme des pommes, qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau et semblent bien être des siamoises; elles sont toutes deux vêtues de robes de mousseline blanche à volants, entièrement blanches, d’un genre que l’on s’attendrait plutôt à voir porté par des jeunes filles. Plus loin, jouant avec la ficelle d’un lance-pierre, est assis un petit garçon en culottes courtes, dont les jambes sont en fait des pattes de bouc.

Liam engage la conversation avec les siamoises, Irma et Selma, et essaie de savoir tout d’abord où il se trouve (elles nomment ce train “le Train du Silence”), puis si elles savent quoi que ce soit concernant des activités inhabituelles en ce moment. Lorsqu’il dit venir de Londres, Irma — qui commence les phrases que finit Selma, et inversement — mentionne effectivement une rumeur courant au sujet d’un Cauchemar évoluant dans les Rêves correspondant à cette ville, un Cauchemar dévoreur d’autres rêves, que poursuit un mystérieux “Chasseur” dont nul ne connaît le nom. Le petit garçon du train, d’ailleurs, est l’un de ces rêves désireux de fuir le plus loin possible, si tant est que cela ait un sens dans le monde des Rêves. Elles n’en savent pas plus, car tous les rêves ayant croisé la route de l’une de ces deux créatures ne sont jamais reparus…

Sur leurs conseils, Liam se renseigne auprès du Contrôleur, un homme de haute taille, maigre comme un clou, engoncé dans un uniforme bleu sombre avec casquette assortie, aux mains gantées de blanc, et au visage qui  n’est rien d’autre qu’un ombre d’un noir d’encre. Le jeune Verbena se fond particulièrement bien dans le décor: lorsque les siamoises tendent leurs billets, il ne lui faut que quelques secondes pour manipuler la substance des Rêves et en tirer un à son tour. Le Contrôleur lui fait toutefois remarquer que ledit billet ne porte aucune mention d’une quelconque destination, et lui suggère alors de descendre au Viaduc, un Sentier du Rêve que Liam connaît assez bien, car là-bas se sont récemment déroulées quelques manifestations surprenantes. Il l’enjoint également à la prudence, mentionnant que le Train du Silence lui-même n’est peut-être même plus en sécurité…

Le rivage du Crépuscule

Au Viaduc, Liam descend sur un quai fait entièrement de bois, et regarde s’éloigner le petit train aux portières rouge et or avec une certaine appréhension. En effet, là où il se tient maintenant, il n’est environné que des eaux bordant le Viaduc, et lorsqu’il met le pied sur celui-ci, de l’autre côté du quai, il remarque que lesdites eaux ont bien monté depuis sa dernière visite, venant presque lécher ses pieds. De plus, alors que rien ne se reflète d’ordinaire jamais dans l’étrange mer argentée, il distingue cette fois dans les eaux le reflet d’une grosse lune rouge sang, lune qui ne se trouve nullement dans le ciel au-dessus de lui. Mû par sa curiosité, et bien qu’il sache que c’est sans doute là une action stupide, Liam tend la main pour toucher le reflet; la substance des eaux colle un instant à ses doigts, et les ondes produites par son geste se répercutent bien sur le liquide, mais pas sur le reflet. A ce moment, une voix résonne dans sa tête, lui demandant s’il peut “la” voir, lui aussi, et avant même qu’il ait pu se redresser, une main jaillit du reflet, l’agrippe par le poignet, et l’attire dans les eaux.

Liam atterrit sur les fesses, sur un sol de marbre blanc veiné d’or. Il se trouve au sommet d’une tour couronnée par une coupole que soutiennent de hauts piliers, tout cela taillé dans ce même matériau; au plafond de la coupole, des constellations sont gravées, leurs étoiles indiquées par de petites pierres scintillantes. Face à lui, lui tournant le dos, debout entre deux piliers, dangereusement près du bord, se tient un homme, assez grand mais très mince, aux longs cheveux sombres. Lorsqu’il se retourne, Liam voit que son visage, ses mains qui tremblent légèrement, ses avant-bras, sous sa longue cape d’un gris curieusement irisé, sont marqués de curieux tatouages (ce n’est qu’un peu plus tard, au cours de la conversation, qu’il apprendra son nom — Ezekiel).

Ezekiel est nerveux, agité, apeuré, le regard perdu dans le vide, le visage mangé de larges cernes; tout ceci, ainsi que son vêtement quelque peu en lambeaux, comme s’il s’était battu, sont clairement le reflet d’une grande confusion mentale. Il réitère sa demande — “Vous aussi, vous pouvez voir cette lune, n’est-ce pas?” — et la réponse positive du Verbena le rend encore plus nerveux. Sa réaction, lorsque Liam se présente et dit venir de Londres, trahit elle aussi ses craintes, ainsi qu’une certaine résignation: Liam est en effet le cinquième Rêveur londonien qu’il a croisé récemment, et cela est apparemment source d’inquiétude pour lui. Tout en faisant les cent pas sous la coupole, Ezekiel demande à Liam s’il veut bien venir avec lui, car il désirerait lui montrer quelque chose, quelque chose d’important, puisqu’il vient de Londres. Lorsqu’il prend à nouveau Liam par le poignet, le jeune homme voit qu’une porte est apparue entre deux des piliers, s’ouvrant, contre toute attente, non pas sur le vide, mais sur une longue  allée dallée, dans un grand jardin.

Le jardin de Genevra

Remontant l’allée, Ezekiel sur ses talons, Liam arrive à une sorte de kiosque, lui aussi fait dans ce même marbre veiné d’or. Sous le kiosque, dans un grand fauteuil tapissé de velours rouge, est assise une adolescente de quatorze ou quinze ans, aux longs cheveux blonds et au visage pâle, vêtue d’une robe à volants comme en portent les jeunes filles de bonne famille. Elle tient entre ses bras un lourd volume à la couverture rouge également, sans titre, fermé par deux lourdes serrures sombres, et promène autour d’elle un regard quelque peu absent. Ezekiel dit d’ailleurs d’elle qu’elle n’est pas encore totalement éveillée.

Liam apprend que la jeune fille se nomme Genevra, et qu’elle aussi vient de Londres. En fait, au cours des semaines passées, Ezekiel a rencontre cinq personnes originaires de cet endroit (Genevra, “Angus”, “Rakim”, “Charles”, et maintenant Liam. Il se montre assez possessif vis-à-vis de l’adolescente, presque comme un enfant face à son jouet du moment, et désireux de la protéger, car, dit-il, “she too is Twilight-born”, tout comme lui. Liam a bien du mal à comprendre ce qu’il signifie par ce mot de crépuscule, qu’il ne cesse de répéter comme s’il s’agissait d’une évidence, et dont il prétend qu’il ne faut pas avoir peur, mais au contraire aller à sa rencontre, avec une exaltation soudain inquiétante.

Les laissant à leur discussion, Genevra se lève en silence, sans  jamais lâcher son livre, et s’en va gambader dans le jardin environnant. Les deux hommes finissent par la suivre. Là où elle passe, le paysage se modifie légèrement, et un mouvement de son ample jupon laisse à un moment apparaître, surgie au milieu de l’herbe, une pierre tombale sur laquelle Liam parvient à déchiffrer non pas un nom, ni une date, mais un texte:

One for the crumbling Past,
The child I shaped against the wave of deceit.
One for the changing Present,
Born from the new plague of our time.
One for the bleak Future,
Brought to our world as a trophy of ignominy.
To you, my grandchildren, I bequest my fateful will,
That you may carry my intent
Past twilight, night and dawn:
Betrayer — drenched in the blood of our forlorn hope,
Remembrance — victim of this battle we have lost,
Heart above reason — yet to come and already doomed.
O sing for me, my child of darkness —
Sing for me, my child of light —
Sing for me, my child of shadow —
Our demise you will be, yet perchance set us free.

Interrogé au sujet de cette pierre tombale qu’il regarde avec une ostensible tristesse, Ezekiel révèle qu’il s’agit de celle d’une femme d’une grande sagesse, à qui il doit d’ailleurs la vie, et qu’il regrette de ne pas avoir connue. Il ajoute cependant qu’elle s’est perdue dans le Crépuscule, car elle non plus n’avait “pas compris”.

Un retour brutal

A nouveau, il finit par réitérer sa demande à Liam, celle de protéger Genevra, car bien qu’il fasse de son mieux, il est aussi un danger pour elle: la créature que le Contrôleur et les jumelles ont nommée “Mangerêve” les poursuit tous les deux. Peu de temps après, comme si ces mots avaient justement attiré l’attention de la chose, Ezekiel tressaute, et Liam lui aussi ressent alors une étrange vibration parcourir la poche de rêve où ils se trouvent, tandis que le ciel au-dessus d’eux est parcouru d’étranges ondulations. Fort agité, Ezekiel rappelle Genevra à lui, la confie à Liam, et les pousse tous deux vers une nouvelle porte, apparue là encore entre deux piliers du kiosque; la passerelle sur laquelle elle s’ouvre mène à la tour de marbre blanc, du flanc de laquelle est en train de surgir, boursouflée et grotesque, une maison aux toits biscornus et au porche flanqué d’une lanterne.

Se retournant une dernière fois, Liam distingue tout juste, avant que la porte ne se referme et disparaisse, la silhouette d’Ezekiel, le bras levé, tenant dans sa main un long bâton dont l’extrémité porte un symbole fort similaire à celui qu’il a sur le front. Lorsqu’il pénètre avec Genevra dans la demeure, des images fugaces s’imposent à lui: une colline, une demeure de style Régence, et deux panneaux de rues, formant une intersection. Il se réveille sur ces entrefaites, sur son toit, le dos à sa cheminée, et manque de glisser lorsqu’il se rend compte que non seulement il est en train de grêler, mais aussi que devant ses yeux, le ciel hivernal londonien ne ressemble de loin plus à celui qu’il avait contemplé quelques heures auparavant, avant de plonger dans les Rêves…