Envers et contre tout

Le calme avant la tempête

Floyd Alexander, de son côté, a passé les trois jours suivant son escapade à Hyde Park à se remettre de la blessure qu’il s’était infligée; celle-ci n’était pas bien grave (ses connaissances anatomiques lui ayant permis d’éviter tout point vital), et ses talents de médecin aussi bien que de mage ont été suffisants pour lui permettre de remarcher assez vite, bien que s’appuyant encore sur sa canne. Il est néanmoins un peu déçu de constater que Wilhelmina n’est plus là, même si les autres fantômes de la demeure ne doutent pas qu’elle reviendra bientôt; eux-mêmes, lorsqu’ils apprennent que les Spectres ont été renvoyés dans la Tempête, font montre d’un soulagement certain, et l’atmosphère à l’étage retrouve son calme coutumier.

Deux choses inquiètent surtout l’Euthanatos, à présent. La première est l’absence du Colonel, qui n’a toujours pas donné de nouvelles, et Floyd songe à passer dans la journée à sa Fondation sur Tottenham Court Road, même si cela ne sied pas tout à fait aux règles de courtoisie en vigueur dans les “clubs” de ce type. La deuxième reste encore et toujours les enfants Morrow. Si Genevra se remet lentement, et a retrouvé l’appétit, elle a de nouveau posé à Sonia l’embarrassante question concernant ce qui est advenu de ses parents; quant à James, l’enfant est étrangement silencieux et calme, passant toutes ses journées dans les livres que lui a apportés la jeune domestique, comme s’il avait pris depuis bien longtemps d’habitude de ne jamais rien dire afin de ne pas se faire remarquer et gronder, ou pire encore. Sonia songe à faire engager un précepteur pour eux, mais Floyd lui recommande d’attendre encore un peu. Il ne sait rien d’une éventuelle famille qui pourrait les accueillir, il veut d’abord s’assurer que Genevra est complètement rétablie, et surtout, il redoute d’avoir à les confier à un orphelinat.

En fin de matinée de ce 15 novembre, Floyd se prépare pour se rendre chez Charles Amberville et s’assurer que lui s’est bien remis de leurs aventures nocturnes. Il a au passage une petite discussion avec Wilfried, et lui laisse entendre que si ce dernier désirait quitter son service, après toutes ces émotions, il comprendrait fort bien, vu la vie dangereuse qu’il mène en ce moment; Wilfried toutefois affirme qu’il n’a nullement l’intention de démissionner. Alors que le véhicule s’ébranle pour prendre la direction de Belgravia, le jeune mage ne peut s’empêcher de remarquer la lourde masse nuageuse en stagnation au-dessus de la ville depuis plusieurs jours maintenant, comme un écho aux temps troublés dans lesquels il vit…

Amberville, égal à lui-même

Charles Amberville, quant à lui, s’est effectivement bien remis, de cette manière de grand enfant irresponsable qui est la sienne. Floyd le trouve en train de prendre son petit-déjeuner dans le jardin d’hiver, vêtu d’une robe de chambre en soie violette, et c’est d’ailleurs un spectacle confondant de légèreté auquel il assiste: dans ce jardin à la décoration fort prétentieuse, la petite Pearl est en train d’essayer d’attraper de la patte une carpe dans le bassin, tandis que Charles, se croyant seul, vide subrepticement son thé vert dans un pot de fleurs, et remplace une partie du contenu de la théière par du whisky, avant de dissimuler à nouveau la petite fiole là où il l’avait prise. Il faut que l’Euthanatos toussote plusieurs fois pour que l’Orphelin remarque enfin sa présence, et l’invite à s’asseoir à sa table.

Tous deux passent un petit moment à discuter de choses et d’autres, et notamment des investissements boursiers de Charles et des projets d’écurie hippique de Floyd et du Colonel. Floyd a l’occasion d’assister une fois de plus à l’étonnante capacité de Charles à sauter du coq à l’âne et prendre les décisions le plus surprenantes: alors que l’Euthanatos avoue que pour le moment, leur projet n’avance que fort lentement, Charles n’hésite pas un seul instant à se faire apporter le téléphone, joindre son cabinet d’avoués, et demander à ce que ceux-ci acquièrent dès que possible un terrain pour l’entraînement des chevaux. Il va sans dite que Floyd est estomaqué — et que ses craintes n’étaient pas fondées: Charles Amberville, des séquelles? Vous n’y pensez pas!

Peu de temps après, avec sa verve et son inconscience habituelles, Charles finit par convaincre Floyd de l’accompagner en début d’après-midi à l’un de ses clubs, la Royal Challenge Society, afin d’y déjeuner. Floyd a vaguement entendu parler de ce “club de dandys qui se lancent des défis rocambolesques”, mais  il n’y est bien évidemment jamais allé, et se demande pourquoi Charles insiste ainsi pour lui présenter ses membres, et peut-être même l’y faire entrer. Mieux vaut toutefois ne pas se poser trop de questions avec Amberville, surtout lorsque c’est pour le voir reparaître vêtu d’un habit en soie dorée, à la chemise et au chapeau bordeaux, et en manteau d’hermine bordé de fourrure, le tout rehaussé par un noeud papillon et des bottes en peau de léopard. Se refusant à tout commentaire, Floyd donne alors sa journée à Wilfried, et monte à bord de la berline de Charles pour se rendre à St. James.

La Royal Challenge Society

A la Société, les deux hommes gagnent le café où l’on sert de l’excellente cuisine; la décoration très luxueuse et prétentieuse est à la mesure de la réputation de l’endroit aussi bien que de ses membres. Charles  est très vite hélé par Lord Aloysius Wotton, qui le met au défi de goûter le poulet basquaise servi en ce moment même à table, et partage avec lui les dernières nouvelles de son expédition en Afrique, ou encore de Lord Charleston qui vient tout juste de revenir des chutes de Reichenbach. Ils mentionnent également le déplorable accident de parcours qui a valu à Wotton la perte de cinq de ses porteurs et surtout du matériel photographique qu’ils transportaient; il semble bien que ce n’est pas la philanthropie qui étouffe certains des membres de la  RCS. Enfin, Charles propose également à Floyd de lui faire visiter la salle des trophées du club; justement, “Sebastian Moran”, dit-il, “y a rapporté peu de temps auparavant de  magnifiques peaux de tigres, suite à son séjour de trois mois sans interruption dans la jungle.”

Charles explique rapidement à Floyd le fonctionnement du club et les conditions d’admission, le système de financement des expéditions pour ses membres les moins fortunés (parfois même grâce à l’aide du Ministère des Colonies…), et se fait ensuite apporter le  “Cahier des Défis”, dans lequel sont régulièrement notées les idées de défis en tous genres qui viennent à l’esprit des membres de la RCS. Curieusement, personne n’a encore semblé vouloir relever celui d’enlever tous les corbeaux de la Tour de  Londres, mais il en reste bien d’autres pour quiconque désirerait s’acquitter d’une action flamboyante.

Le défi de Floyd

Floyd se surprend alors à relever l’un de ces défis, alors qu’il n’en avait au départ nullement l’intention: dérober le carnet de notes d’un médecin du Bethlem Royal Hospital, défi sur lequel quatre membres potentiels se sont déjà cassé les dents, avec des retombées plus ou moins publiques et catastrophiques. Wotton se lève immédiatement pour annoncer à toute l’assemblée qu’un vaillant aspirant va donc se charger de ce challenge des plus piquants. En tant que son parrain, Charles aura le droit d’assister Floyd, et la caisse pourra servir à financer la chose si nécessaire.

Toutefois, l’Orphelin ne remarque pas que le désir de Floyd de relever un tel défi est motivé par autre chose que le goût du risque; il ignore en effet que deux ans auparavant, Floyd a passé six mois à Bedlam, suite à son Eveil, et qu’il aurait justement un compte personnel à régler avec le Dr Aldous Hackner, qui prenait un plaisir sadique à “soigner” ses patients par le biais d’expériences qu’il consignait ensuite dans son carnet. Floyd ne s’étend pas trop sur la question, mais l’amertume point dans sa voix lorsqu’il mentionne brièvement ces expériences et ces aliénistes qui se croient fort supérieurs à leurs malheureux patients. Cela n’empêche pas Charles de lui demander bien innocemment: “C’était bien, alors?”… Quoi qu’il en soit, si Floyd ne sait toujours pas comment il a atterri à Bedlam, il sait toutefois comment en sortir, et pense qu’une personne de sa connaissance pourrait sans doute l’aider à pénétrer dans les bâtiments.

Entre la visite de la salle des trophées, Charles qui se fait amener sa petite réserve d’opium personnelle conservée au club, et le long moment que passe Floyd, perdu dans ses pensées, à siroter trois whiskies, lui qui d’ordinaire ne boit jamais, c’est toute la soirée qui finit par passer. Vers 23h, Floyd prend congé, et Charles lui propose de le ramener chez lui plutôt que de le laisser héler un cab. Chacun regagne alors ses pénates respectives, Charles proposant de se revoir le lendemain. Floyd vérifie une dernière fois que tout va bien dans sa demeure; ses serviteurs dorment paisiblement, ainsi que James et sa soeur. Il effectue quelques derniers rangements dans son étude qui lui sert maintenant à la fois de cabinet et de chambre à coucher, puis s’installe sur le canapé où un lourd sommeil ne tarde pas à le gagner.