La fin d’un rêve

La statue

Charles, de son côté, ouvre les yeux sur une immense plaine verdoyante, à l’horizon de laquelle se dessinent de petites collines. Il est assis dans l’herbe, non loin d’un ruisseau, le nez levé vers un ciel d’azur où brille un chaud soleil d’été. Non loin de là, dressée sur un piédestal de marbre blanc, une statue de femme lui tourne le dos. Le jeune homme se redresse, époussetant son habit, et hausse les épaules: de toute évidence, puisqu’il s’est couché dans son lit, c’est qu’il s’agit là d’un rêve — un rêve au demeurant quelque peu stupide, puisqu’à l’exception de la statue et de la silhouette d’un château de style Tudor au loin, il ne se trouve rien en cet endroit qui vaille la peine d’être remarqué. Contournant la statue pour voir à quoi elle ressemble, il découvre qu’il s’agit d’une femme d’un âge relativement avancé, la cinquantaine, peut-être, vêtue d’une longue robe d’un genre qu’on ne porte plus depuis bien deux siècles. Ses yeux sont vides et froids, son visage sévère encadré de longues boucles, et elle tient entre les bras une liasse de feuillets, si finement taillés qu’on a peine à croire qu’un sculpteur ait pu être assez doué pour se fendre de tels détails. Se dressant sur la pointe des pieds pour jeter un coup d’oeil au contenu de ces écrits, Charles s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’une partition, titrée fort sobrement “Betrayer” (“le traître”). Quant au socle, il ne porte qu’une simple plaque gravée de ces mots: “A mes enfants, Judith de Durham”.

Au moment où Charles relève les yeux, le vent tourne soudain; à perte de vue, de lourds nuages viennent envahir le ciel, rapidement, éclipsant le soleil, jetant au sol une longue ombre inquiétante. D’un geste désinvolte, et puisqu’il s’agit d’un rêve, Charles décide de se prémunir contre l’orage à venir en faisant apparaître un parapluie dans sa main. Dans un soudain grondement, une bourrasque de vent balaye le paysage, tandis que du ciel tombent brutalement de longs filaments noirs qui viennent se ficher dans le sol, l’un d’entre eux passant à tout juste quelque pas du jeune mage. Charles se retourne, et regrette immédiatement de l’avoir fait. Là-haut, au-dessus de sa tête, de larges zébrures apparaissent dans le ciel, ciel qui semble se déchirer sous la poussée d’une myriade de longues mains noires.

Mangerêve

Une masse de pure obscurité apparaît, envahissant l’horizon — un agrégat de sphères, ou peut-être de cercles pleins, car plissant les yeux, Charles s’aperçoit qu’il n’y a pas moyen de définir si cette chose a du volume ou non. L’espace autour d’elle se distord, tandis qu’elle étend ces mêmes longs filaments qui ne sont ni plus ni moins que de multiples bras; au centre de sa masse s’ouvre quelques secondes durant un oeil à la prunelle d’un étrange bleu froid, métallique. Le paysage tout entier a changé; statue et plaine ont disparues, et Charles, son parapluie maintenant ouvert, ne flotte plus qu’au-dessus d’une mer huileuse agitée par le vent, au-dessus de laquelle un immense croissant de lune d’un jaune maladif vire lentement à l’orange, puis au rouge sang, sang qui s’écoule lentement jusque dans les eaux… un tableau qui est l’exact miroir du dessin que le jeune mage a découvert dans la maison en ruines.

A peine Charles s’est-il fait cette réflexion, les yeux toujours rivé sur l’agrégat de ténèbres déchirant son rêve, que quelque chose le percute, l’envoyant plonger vers la mer. Dans un réflexe, il redresse son parapluie pour le forcer à le porter, mais le pauvre objet se retourne brusquement. Le jeune homme sent alors une main dans son dos s’agripper à ses vêtements; baissant les yeux, il s’aperçoit que ce qui l’a percuté n’est rien d’autre qu’un autre être humain, un homme aux longs cheveux sombres et bouclés, enveloppé dans une pèlerine grise aux reflets iridescents. L’inconnu le fixe d’un regard du même bleu acier que celui de l’oeil unique de la créature qui cherche toujours à les atteindre, mais un regard effaré, encore embrumé par l’étourdissement de la collision. D’étranges signes sombres sont tatoués sur ses joues, et il tient à la main un long bâton s’achevant par un symbole fort similaire à celui se trouvant sur son front. De toute évidence, lui-même ne s’attendait pas à trouver quelqu’un ici, car sa première réaction est une surprise non feinte.

Leur chute se poursuit, l’un toujours agrippé à l’autre; la mer disparaît pour laisser place à un étrange ciel, comme composé de strates successives, tandis que derrière eux, les doigts ténébreux de la créature s’élancent à nouveau pour les saisir. L’étrange homme — qui n’est de fait autre qu’Ezekiel— s’empresse de demander à Charles où se trouve “son point d’attache”, ce à quoi le jeune mage répond en donnant tout simplement son adresse à Londres, ne comprenant pas vraiment où veut en venir l’autre. Ce simple mot de Londres semble alors emplir Ezekiel d’une certaine crainte, comme si Charles n’était apparemment pas le premier londonien à venir en des contrées du rêve où il n’est pas censé se trouver. Immédiatement après, l’étrange voyageur lui demande s’il pourra retrouver son chemin, lui qui est “un Rêveur”, à partir d’un endroit qu’il nomme le Viaduc; lorsque Charles tourne la tête, il se rend compte que sous eux est apparue une vaste étendue d’eau miroitante, épaisse et argentée, traversée par une longue structure de pierre qui ressemble effectivement à un viaduc. Il n’a pas l’occasion de protester: leur poursuivant se rapprochant, les doigts d’Ezekiel se resserrent sur son vêtement, et sans autre forme de procès, Charles se voit jeter sans ménagement dans l’immense lac, venant heurter violemment de la tête…

La vente

…le bord de sa table de chevet, alors qu’il se réveille, tombé de son lit, et tenant à la main la clochette lui servant à appeler ses serviteurs, à défaut du manche de son parapluie retourné. Il est 9h30, au matin du 12 novembre, une heure de lever hautement indécente pour un homme tel que lui. Encore secoué, Charles se dirige immédiatement vers l’endroit où il est parvenu à dissimuler une fiole de whisky pas encore découverte par Nasir, et en prend une rasade conséquente. Sonnant l’un de ses serviteurs — un Alfred éberlué de voir son maître déjà levé —, Charles ordonne qu’on lui apporte le petit-déjeuner dans la serre, où il descend quelques temps plus tard, vêtu pour la circonstance d’un costume violet avec chapeau assorti et d’une chemise à jabot et dentelles jaune vif; après tout, Floyd Alexander doit venir dans la matinée, et il ne serait pas de bon ton de le recevoir en robe de chambre.

Désespéré de constater que ce matin encore, Nasir est parvenu à intercepter le plateau de nourriture afin d’y remplacer le porc par du poulet, Charles, déjà de fort méchante humeur, renonce à se rendre dans la serre en voyant l’épaisse couche de neige recouvrant son toit, et s’installe dans le petit salon adjacent, où il consulte le journal du jour en jouant distraitement avec la viande dans son assiette. L’idée d’acquérir un chien germe dans son esprit… voilà au moins une créature qui mangerait ledit poulet. Après avoir vérifié qu’un poignard dont la description correspond exactement à celle signalée par Floyd sera effectivement mis en vente à deux heures, il se fait apporter le téléphone. Il contacte ainsi Harold Graham, de chez Piker, Cole & Graham(*), le cabinet d’avoués hautement réputés qu’il emploie lors des ventes aux enchères, et lui ordonne d’acheter cet objet, quel qu’en soit le coût. Graham promet de le faire livrer dans le courant de l’après-midi à Amberville Hall.

(*) Parce que pic et pic et colégram… Non, sérieusement, ce n’est pas de la déconne, c’est vraiment de là que vient le nom. Que voulez-vous, quand on doit improviser cinquante noms propres par séance pour faire couleur locale… -_-

Genevra

Floyd, de son côté, a passé une quasi nuit blanche, et ce n’est qu’au petit matin que le sommeil l’a finalement terrassé. C’est aux alentours de 9h30 qu’ils est soudain réveillé par un long hurlement perçant, poussé par une femme, en provenance de son cabinet de consultation. Arrivé le premier sur les lieux, bientôt suivi par une Sonia affolée, il découvre la jeune Genevra assise dans son lit, recroquevillée sur elle-même, la tête entre les mains, comme sortant d’un affreux cauchemar. L’adolescente est désorientée, terrorisée et tremblante, et le jeune médecin passe de longues minutes à la calmer et à la mettre en confiance. Pour la première fois depuis qu’il l’a ramenée chez lui, elle semble bien réveillée, et ne retombe pas dans l’inconscience au bout de quelques minutes comme les fois précédentes.

Tandis que Floyd l’ausculte, Genevra s’enquiert de son petit frère, et demande si elle a été malade, pour être ainsi alitée dans la maison d’un docteur. Là encore, Floyd la rassure, mais son sourire se fige lorsqu’elle demande si sa mère a été prévenue, et il est contraint de temporiser afin de ne pas l’inquiéter avant son rétablissement. Confiant la jeune fille à Sonia, il part ensuite se préparer à partir pour Amberville Hall, se maudissant intérieurement de n’avoir pas de bonnes nouvelles à annoncer à Genevra Morrow: comment lui révéler, en effet, que sa mère a été vraisemblablement tuée par des vampires, et que son père s’est fait massacrer par des Spectres juste après avoir essayé de la tuer, elle, sa propre fille… sans que Floyd ou ses compagnons aient pu faire quoi que ce soit?