Confrontation à Hyde Park

Les ombres

Alors qu’ils progressent, leurs pieds crissant sur le gravier et sur les îlots de neige déjà dure le recouvrant, Charles se tourne un instant vers Nasir pour lui parler. A sa grande stupeur, il réalise que le grand Sikh n’est plus là, et qu’il n’entend plus non plus les jappements de Pearl. A ses côtés, Floyd s’arrête soudain, pris d’une crise de violents éternuements; autour d’eux, comme portée par un vent dont ils ne perçoivent ni le son, ni le souffle, des flocons de neige étrangement translucides se sont mis à tournoyer, et des formes mouvantes se font apercevoir, courant derrière eux, puis les dépassant — de simples silhouettes d’hommes, pas plus que des ombres, aux contours légèrement indistincts et aux visages noyés dans les ténèbres, vêtus d’habits et de longues vestes à la coupe stricte qui rappellent à Charles quelque uniforme; certains portent ce qui pourrait être des bâtons, peut-être même des fusils. Les deux mages se rapprochent l’un de l’autre, Amberville soutenant son compagnon pour qui la crise ne passe toujours pas. Lorsque Floyd parvient enfin à relever la tête, craignant d’assister là à une scène qui se déroulerait dans le monde des défunts et non dans celui des Vifs, l’une des ombres s’arrête devant eux, à quelques mètres de là, et se retourne lentement, comme ayant senti leur présence.

Sous cette neige fantôme qui ne tombait pas dans leur monde, dans ce paysage de ténèbres qui les environne, Floyd et Charles voient l’homme-ombre faire quelques pas dans leur direction. La silhouette élancée tend lentement un bras dans leur direction, cherchant à les toucher; sa voix rendue rauque par la toux qui l’a maintenant saisi, Floyd lève sa canne, et lui ordonne de reculer et de retourner de là d’où elle vient. Hélas, la silhouette ne paraît pas entendre, ou ne pas comprendre, ce qu’il lui dit, et persévère dans son mouvement. L’Euthanatos abat alors la canne sur ce bras fantomatique, canne qui ne rencontre que le vide — mais l’homme-ombre tressaute tout de même, levant sa main comme pour la contempler d’un air interdit. Les deux mages tentent alors de repousser cette étrange magye, si tant est qu’il s’agit bien de magye.(*) Alors, dans un curieux son de bris de verre, la vision se délite, les laissant avec la vision fugace d’une paire d’yeux clairs, couleur de l’acier, qui les fixent d’un regard perçant. Revenant à la réalité, Charles se retrouve face à face avec un Nasir inquiet se demandant pourquoi il s’était tout d’un coup arrêté sur place sans bouger; Floyd, lui, tombe à genoux durant quelques secondes, deux filets de sang venant couler de ses narines. Etait-ce là une vision du monde des morts? L’Euthanatos commence vraiment à se demander si Wilhelmina et les siens ne seraient pas impliqués dans quelque guerre à leur niveau…

(*) Là, je tiens quand même à signaler que mes joueurs ont tout deux fait un joli botch, et en plus le même pour chacun: 6,1,1. Il y en a qui sont maudits…

La Dame de Hyde Park

Reprenant leurs esprits, Floyd et Charles se remettent en route, pressant le pas. Charles se demande tout de même ce qui peut bien pousser son compagnon à s’intéresser autant au monde des morts malgré les risques encourus, ce à quoi Floyd répond qu’il cherche là à résoudre les mystères entourant sa propre famille, et notamment son grand-père Wolfram, de qui il ne sait finalement quasiment rien, si ce n’est par les écrits cryptiques qu’il a laissés.

La Serpentine est maintenant en vue, et ils sont sur le point de se précipiter vers sa rive lorsqu’une voix féminine fredonnant une petite chanson discordante les arrête. Pris d’un horrible pressentiment, Floyd tourne la tête vers une autre allée menant au plan d’eau, pour voir une grande femme très mince s’avancer, abritée sous une ombrelle défraîchie, les épaules couvertes d’un lourd châle, les pans de sa longue robe rayée et démodée bruissant autour de ses jambes, dévoilant ses deux pieds nus malgré le froid mordant. Il ne s’agit ni plus ni moins que de Lady Hyde, qui lorsqu’elle aperçoit le mage laisse échapper une exclamation presque réjouie. En quelques enjambées, elle est sur eux, exprimant à l’Euthanatos sa “joie” de le revoir, ainsi que de brèves excuses quant à son comportement de la semaine passée. D’un discret signe de la main, Floyd fait signe à ses compagnons de rester en retrait, d’autant plus que Pearl s’est mise tour à tour à gronder, aboyer et gémir. La petite chienne ne cesse de renifler et de tendre le nez vers le châle que porte la fantasque jeune femme, qui finit par lui adresser un regard courroucé. Floyd n’ose y croire: se pourrait-il que ce châle soit précisément celui dont Wilhelmina avait décelé la présence?

Marchant sur des oeufs, Floyd s’efforce de rester poli et d’écourter la conversation autant que faire se peut; il se souvient en effet de la réaction de la vampire quelques nuits auparavant, et réalise qu’effectuer un Rituel sur ce qui doit être son territoire, sans sa permission, pourrait leur valoir de graves ennuis. Heureusement pour lui, Lady Hyde semble ce soir de fort bonne humeur, et finit par accepter de fermer les yeux durant une petite demi-heure sur les activités des deux hommes en ces lieux… “à charge de revanche”. Charles, lui, n’en mène pas large: durant toute la discussion, la Dame n’a cessé de le dévorer du regard, tournant autour de lui comme une bête évaluant sa proie, et il se doute bien que ce n’est pas parce qu’il lui a donné un faux nom tantôt qu’il sera en sécurité par la suite. Mais quoi d’étonnant à cela? Charles est plutôt bel homme, rayonnant de présence, et ses goûts en matière vestimentaire sont tout à fait de ceux qui pourraient plaire à la “jeune” femme.

Lorsque Floyd tente le tout pour le tout et questionne Lady Hyde au sujet du châle qu’elle porte, cette dernière mentionne qu’il appartenait à une simple servante, “la servante ennuyeuse d’une femme ennuyeuse”, et qu’elle se l’est approprié après que la fille en question (qui n’était donc autre que Cassandra Compton) l’a oublié au British Museum, quelques semaines auparavant. Il devient clair que la seule raison qu’a Alexandra Hyde de conserver cet objet se place sur le terrain d’un affrontement avec l’ancienne maîtresse de la Goule, et que si d’aventure un intérêt supérieur venait à se présenter à elle, peut-être accepterait-elle de le délaisser? L’intérêt supérieur en question semble bien devoir être Charles: au final, Lady Hyde accepte de se défaire de l’objet, mais seulement si c’est Amberville qui le lui demande… et à charge de revanche.

Lorsque s’éloigne la Malkavienne, Charles frissonne, et Floyd fronce le sourcil, se demandant dans quoi leurs promesses respectives ont bien pu encore les fourrer. Mais Charles a maintenant entre les mains le châle, et l’Euthanatos, lui, prend bien soin d’indiquer à Nasir que cette femme-là n’est nullement recommandable pour son jeune maître. Un oeil vigilant ne sera sans doute pas de trop au cours des nuits à venir.

Les liens brisés

Laissés seuls, les deux hommes se préparent à accomplir leur sinistre besogne, et enjoignent Nasir à s’éloigner le plus possible — mieux vaut qu’il n’y ait aucun témoin… Grâce aux connaissances glanées dans les ouvrages de son grand-père et aux conseils de Wilhelmina, Floyd pense pouvoir être en mesure d’utiliser son précieux Talisman, cette cannée héritée de Wolfram Alexander et capable d’atteindre les esprits, afin de s’en prendre au lien tissé entre les Entraves et les deux Spectres. Toutefois, une fois ces derniers attirés à Hyde Park par la menace pesant sur lesdites Entraves, le jeune Euthanatos resterait très vulnérable à toute attaque. C’est donc Charles qui, conformément à leur plan, se chargera de retenir le plus longtemps possible les deux fantômes, non pas en les attaquant de front, mais en solidifiant le plus possible le Linceul autour d’eux.

Bien entendu, l’Orphelin n’est pas certain lui-même de savoir comment s’y prendre; tandis que son compagnon se met à l’oeuvre, il tâche de se rappeler au mieux les événements des deux derniers jours, les impressions ressenties dans la demeure hantée, et de s’imprégner de toutes ces sensations afin de mieux comprendre l’invisible barrière séparant le monde des Vifs de celui des morts. Pris d’une soudaine inspiration, il se saisit d’une branche morte gisant non loin de là, et commence à tracer sur le gravier, au bord de l’eau, non loin de Floyd, une grande marelle dont le “ciel” est en fait un cul-de-sac, représentation imagée de ce qu’il tente de faire: à ses yeux, c’est à une impasse que se heurteront les Spectres lorsqu’ils essaieront de s’attaquer à l’Euthanatos.

Les deux rituels combinés prennent un certain temps, bien plus que les mages ne l’auraient voulu, étant donné les circonstances pressantes. Psalmodiant entre ses dents, Floyd, la canne au clair, se concentre sur le poignard de Chrysler et sur le châle de Compton, avec sous le bras la petite Pearl qui aboie maintenant furieusement. Charles, lui, s’épuise à sautiller sur sa marelle, la parcourant d’un bout à l’autre, inlassablement, alors que se cristallise lentement autour de lui le Goulet. Enfin, sa propre magye désormais tissée, Floyd lève la tête, défiant d’une voix forte les deux Spectres de répondre une fois encore à son appel.

Alors, dans le lointain, s’élèvent deux hurlements de colère. Sous les yeux des mages, les corps déchiquetés de Compton et de Chrysler prennent forme, leurs poings serrés venant battre contre le linceul opacifié, leurs bouches sombres laissant échapper leurs cris de rage. Charles, qui n’en mène pas large, parvient heureusement à rester concentré sur son sortilège, plaçant d’instinct sa propre canne entre lui et ses ennemis. Les deux Spectres semblent ne pas savoir à qui s’attaquer: à celui qui les maintient ainsi à distance, ou au jeune Euthanatos à genoux sur le sol, tenant en main cette canne qui pour toute créature spirituelle apparaît de fait comme une longue épée.

Espérant que ce qu’il fait ne coûtera pas une vie, Floyd saisit alors Pearl par le collier, sous les yeux de ce qui reste de Cassandra Compton, et la plonge brusquement dans les eaux glacées de la Serpentine. Le choc physique aussi bien que spirituel, combiné à l’action de son Talisman, achève de déliter le mince lien qui existait encore entre la chienne et son ancienne maîtresse; affaiblie, Cassandra semble perdre prise sur la brèche qu’elle était en train de causer, et ne peut rien lorsque Floyd retire l’animal de la Serpentine pour y plonger à son tour le châle. Dans un dernier hurlement, la Spectre s’étiole, et finit par disparaître, au grand soulagement des deux mages.

Reste Chrysler, dont la brève étincelle d’humanité de la veille a maintenant totalement disparu, Chrysler dont les coups redoublent d’intensité contre la mince barrière érigée par Charles. Ce dernier ignore s’il pourra tenir plus longtemps, et enjoint son compagnon de se hâter. Sachant qu’il ne peut hélas rien faire d’autre pour lui, Floyd se saisit de la dernière Entrave, le poignard ayant appartenu à son compagnon de Tradition, et d’un geste vif trace une longue estafilade sur sa cuisse, utilisant la valeur symbolique de son propre sang pour ensuite aider à trancher le lien. Alors que son poing squelettique vient s’écraser presque sur le nez de Charles, le Spectre laisse échapper un long gémissement; le brouillard vient l’envelopper, le rejetant à son tour vers la Tempête d’où il n’aurait jamais dû sortir. Et Floyd ne peut s’empêcher de se demander… n’y avait-il donc vraiment aucune autre solution, aucun espoir?

(Une scène magnifique, dans laquelle nous avons eu droit à une magnifique combo: joueurs très inspirés dans la description de leurs foci/effets magyques + renforcement du Goulet, allant donc dans le sens de la Réalité londonienne, + jets de dés absolument calamiteux de la part du MJ… Mais sérieusement, j’ai jamais vu ça. Avec un MJ aussi malmouleux que moi, ces Spectres n’avaient aucune chance.)

Une fin

Les deux mages sont à nouveau seuls. Charles Amberville, haletant, contemple encore le vide devant lui, là où les revenants cauchemardesques ont bien failli pénétrer dans le monde des Vifs. Floyd Alexander, à genoux dans son propre sang, a lâché sa canne, et serre maintenant contre lui le corps de la petite chienne, qui risque fort de ne pas survivre à sa plongée dans les eaux. Fermant les yeux, l’Euthanatos fait appel à ses dernières réserves d’énergie pour tenter de sauver la pauvre créature, harmonisant peu à peu ses battements de coeur avec les siens. Et le miracle a lieu. Au bout de longues minutes de silence, Pearl ouvre les yeux, toute tremblante de froid, mais bien vivante.

L’épreuve est terminée. Ceux que Floyd avait bien malgré lui appelés s’en sont retournés dans la Tempête — pour y entamer un nouveau cycle d’existence, peut-être, à moins qu’ils ne soient destinés à se voir dévorer par le Néant… Poignard et châle sont perdus, mais la petite chienne est sauve, et du moins les deux Spectres ne feront-ils plus aucune victime sur Dulwich Road ni ailleurs.

Après avoir enveloppé Pearl dans sa veste et effectué quelques soins de fortune pour sa propre blessure, le jeune médecin accepte la main que lui tend Charles, et c’est l’un appuyé sur le bras de l’autre qu’ils s’en retournent vers l’allée remontée tantôt pour gagner la Serpentine. Ils sont rejoints plus loin par Nasir, qui prête lui aussi son bras à Floyd afin de le soutenir jusqu’à la berline où les attend Wilfried. Le cocher ne pose pas de questions; un seul regard de son employeur lui suffit pour comprendre que tout est fini.

Et c’est dans les ténèbres de cette soirée londonienne, sous de lourds flocons de neige que de violentes bourrasques de vent viennent plaquer contre la voiture, que les quatre hommes reprennent la direction du manoir Alexander… Tandis que Charles, qui porte maintenant entre ses bras la chienne sauvée de la mort, entrevoit soudain là une possible solution à son problème de petit-déjeuner:

“Dis-moi, petite Pearl… Est-ce que tu aimes le poulet?”