Deux mondes

Récupération

Pendant ce temps, à Amberville Hall… Il semble qu’il y ait eu méprise : Andrew était censé récupérer Floyd et Liam le long de la grille est de Hyde Park, mais lorsqu’il s’est présenté au rendez-vous, les deux hommes ne s’y trouvaient pas. Il est donc retourné prévenir son employeur aux alentours de 22h. Charles, confortablement installé dans un fauteuil, à lire Les Trois Mousquetaires, accueille la nouvelle avec son flegme habituel, et envoie immédiatement Stephens, un autre de ses domestiques, faire le tour des commissariats, hôpitaux et estaminets à alcools forts des de Hyde Park et Regent’s Park, tous endroits susceptibles, peut-être, d’avoir accueilli ses amis. Il demande ensuite à Edward, qui était encore en train de faire les comptes à l’office, de rester sur le pas de la porte avec une lanterne, au cas où ils reviendraient entre temps – car lui-même s’apprête à sortir avec Andrew pour partir à leur recherche. Il ordonne enfin à Nasir de rester à la maison pour surveiller Wade et Wellesley, juste au cas où (et, pris d’une impulsion subite, fait savoir enfin à Edward qu’il lui faudra contacter le lendemain le tailleur Bernard Doe pour faire faire des robes dignes de ce nom aux demoiselles).

La berline avance au pas, Andrew faisant le guet depuis son siège, Charles à la portière au cas où il pourrait apercevoir ses amis de là – ils seraient les seuls à pied à Belgravia, de toutes manières. Au détour d’une rue, il aperçoit lui aussi l’aurore boréale, ce qui n’est pas le cas d’Andrew ; qu’à cela ne tienne, il lui dit d’aller quand même dans cette direction, se disant que si les deux autres mages ont vu cela aussi, ils sont peut-être allés là-bas. Une fois demi-tour fait, il ne leur faut pas cinq minutes pour croiser le cab de Liam et Floyd. Après quelques moqueries d’usage quant au cageot de Liam, Charles renvoie le cab, les fait monter (toujours sur le marchepied pour Liam !) et les ramène avec lui à Amberville Hall, où il leur propose de se laver, se changer et prendre une collation avant de parler de ce qui leur est arrivé.

A Amberville Hall, Liam refuse qu’on le débarrasse de son cageot ; Andrew est chargé d’aller le déposer dans la serre (Charles a bien senti lui aussi qu’il y avait quelque chose de spécial dans ces ordures). Deux bains sont préparés pour Liam et Floyd (qui, de son côté, vient de s’administrer quatre verres de brandy coup sur coup) ; Charles retourne ensuite continuer son livre, attendant dans un petit salon que ses amis aient terminé. Un peu plus tard, Liam, qui vu sa couche de crasse aurait besoin d’une deuxième baignoire pour pouvoir enfin faire trempette dans de l’eau claire, décide qu’il pourrait offrir sa compagnie à Floyd, et va se glisser dans le bain de ce dernier, dans la salle d’eau attenante. S’ensuit un petit interlude fort comique où Floyd, tout gêné malgré son ébriété, sort de l’eau pour se couvrir alors que Liam vient justement de le rejoindre dans la baignoire. Le Verbena finit par se retrouver seul à nouveau, puisque l’Euthanatos, lui, se carapate dans sa chambre, couvert tout juste d’une serviette, pour s’effondrer sur son lit et s’endormir immédiatement.

Discussion autour d’une Lignée

A son tour, Liam tout propre quitte la salle d’eau, enveloppé dans une robe de chambre, et se rend pieds nus au dernier étage pour y contempler le ciel par une fenêtre : l’aurore boréale est toujours là, hélas. En redescendant, il croise dans le couloir Leslie Wade, qui a préféré remettre son uniforme plutôt que d’emprunter quelque chose d’autre, et lui demande s’il ne saurait pas où, dans cette ville, elle pourrait trouver des outils pour réparer l’appareil qu’elle porte au poignet. Il lui propose alors de venir manger un morceau avec lui en bas, et ils en profiteront pour poser la question à Charles.

Dans le petit salon, Leslie joue un peu avec Pearl tout en écoutant Liam raconter à Charles ce qui s’est passé ; la mention du Node lui fait dresser l’oreille, ainsi que celle du vampire, car il se trouve qu’elle ne sait pas de quoi il s’agit. Liam et Charles essaient de procéder par analogie avec les fantômes, qu’elle semble connaître mieux : « Imaginez un fantôme restant dans son corps, sauf qu’il se nourrit de sang. » Le plus troublant est qu’elle semble trouver l’idée d’un fantôme dans un corps humain tout à fait normale : dans son monde, on permet en effet à certains de le faire ! Après tout, dit-elle,  « où iraient les morts, autrement ?… »

La discussion vire très vite sur son monde à elle, justement, car Liam lui demande si personne, là-bas, n’a essayé d’enrayer les « Dispersions » qu’elle et Ada avaient mentionnées. Leslie répond que tout cela a commencé trop graduellement – qu’en fait, ce sont les Clarick, l’une de leurs « Lignées », qui les premiers ont commencé à mettre le doigt dessus. Charles tique soudain sur ce nom ; après quelques secondes passées à se creuser les méninges, il se saisit soudain du livre qu’il avait posé, le feuillette fébrilement, et y trouve effectivement ce nom mentionné… en la personne d’une certaine Milady Clarick de Winter. Après quelques questions, les deux mages apprennent que cette famille-là a donné notamment quelques chefs de guerre à l’époque des guerres civiles – une période fort troublée, non seulement par les conflits mais aussi par un certain nombre d’assassinats… dont celui de Fairfax, justement, par une de leurs femmes. Tout a changé, de toutes manières, avec la grande victoire des troupes royalistes à Naseby. Il reste très peu de Clarick maintenant, dit Leslie, mais ceux qui restent ont des rôles d’importance au sein des Manteaux Pourpres ; en fait, Ada Wellesley a même servi sous les ordres de l’un d’eux.

Toutes ces questions étonnent Leslie, et Charles lui apprend que les choses ici sont allées bien différemment. Naseby a été une défaite, un tournant décisif qui a amorcé un changement de régime et la montée d’un gouvernement parlementaire. Il ne croit pas qu’il y ait une quelconque famille noble portant le nom de « Clarick », mais par acquis de conscience, il sonne Edward et lui demande d’aller chercher pour lui dans l’un des ouvrages d’héraldique de la bibliothèque du manoir. (Edward se permet d’ailleurs un très léger sourire à la mention de ce nom : lui aussi a lu Les Trois Mousquetaires.) Il prête également son ouvrage à Leslie, qui le feuillette et finit par réaliser qu’il s’agit d’un roman, et non pas d’un livre d’histoire comme elle le pensait tout d’abord – de toutes manières, seul le nom de Clarick semble correspondre, « de Winter » ne lui évoque rien de plus. Elle ne peut rien dire de plus. Mais il est vrai que dans un monde tel que le sien, elle était plus occupée à survivre qu’à étudier de près l’histoire.

Et si tout venait de là ?…

Tout ceci trouble Charles et Liam, qui commencent à échafauder un certain nombre d’hypothèses. Et si le Mangerêve venait de ce monde-là ? Il en parle à Leslie : cette manière de dévorer les rêves, n’est-elle pas similaire à leurs « Dispersions » ? Peut-être dans ce cas l’arrivée du Mangerêve dans leur monde aurait-elle provoqué une synchronisation entre les deux réalités ? Hélas, Leslie n’a pas les dates de toutes les expéditions lancées pour trouver une terre d’accueil, sauf celle qui a directement précédé la sienne, deux ans auparavant, et dont personne n’est jamais revenu.

Liam se rappelle également le nom mentionné par Ezekiel, « Dresca », et en parle à Leslie. Ce nom la fait frissonner ; chez eux, il s’agit d’un mouvement né chez certains Réanimateurs, il y a vingt ou trente ans, et qui a contribué à infecter la terre. Ils ne revendiquent rien, pourtant, et personne ne sait pourquoi ils font cela. (Le nom de « Waldridge », par contre, n’éveille aucun souvenir chez elle.) Leslie procède ensuite à quelques rapides calculs, et demande à Charles s’il pourrait l’aider à se procurer des outils – le plus proche dans ce monde serait sans doute des outils d’horlogerie. Il lui faut à tout prix réparer son bracelet et repartir avec Ada, coûte que coûte, car pendant ce temps, dit-elle, les dirigeants du projet continuent d’envoyer des signaux par le trou créé au niveau du Node de la Tour de Londres, et ceci ne fait qu’amplifier les perturbations. Une fois qu’elles seront parties, tout ceci devrait cesser ; par contre, si l’on ne se hâte pas, il se pourrait bien qu’une Tempête de Réalité finisse par se déclencher.

Edward revient bientôt, portant un épais livré traitant d’héraldique des îles britanniques. Il n’a pas trouvé grand-chose sur les Clarick, mais l’ouvrage fait par contre mention d’une certaine Judith Clarick-Haven de Waldridge, dans les environs de Durham, décédée en 1653. S’il y a bien eu une telle lignée, elle se serait donc à priori éteinte au cours du 17ème siècle. Cette fois, c’est au tour de Liam de réagir au nom de Judith et à celui de Waldridge. Là encore, Leslie n’a pas connaissance qu’il y ait eu une Judith Clarick dans l’une des expéditions passées – elle ne sait des Clarick que ce qui se raconte sur eux, elle-même n’est pas de lignage assez élevé pour les côtoyer. Par contre, Wellesley pourrait peut-être leur en dire plus ; Edward est alors chargé d’aller voir si elle peut les rejoindre en bas.

Quelques minutes plus tard, Edward fait entrer une Ada assez courroucée (Leslie a quitté la chambre sans elle alors qu’elle dormait), et munie de toutes ses armes (la confiance règne). Néanmoins, elle accepte finalement de répondre à quelques questions. A sa connaissance, il n’y a pas de Judith Clarick en ce moment, bien qu’il existe une Juliet – très protégée et isolée. Quant à Dresca, aux dernières nouvelles, ils tenaient une partie de Londres appelée « la Ville Morte », au sud de la Tamise, et elle confirme qu’ils cherchent à empoisonner la terre et créer des « nids » de Dévorantes, personne ne comprenant pourquoi quiconque voudrait faire une telle chose. Lorsque Liam lui parle d’Ezekiel et de ses tatouages cérémoniels (comme ceux des anciennes peuplades pictes ?), elle ne peut lui en apprendre plus ; mais selon elle, s’il est en rapport avec quelque chose nommé « Dresca », mieux vaut s’en méfier.

Où les meilleurs plans sont encore une fois les plus improbables

Un nouveau plan d’action germe dans l’esprit de Liam au cours de cette conversation : se rendre à la Tour de Londres pour capter le signal, sinon tout cela ne s’arrêtera jamais et la Réalité en ce lieu finira par s’effondrer. Ada est somme toute assez d’accord – c’est ce qu’elle comptait faire, non pas qu’il y ait d’autre choix apparent, de toutes manières, car elle doit retourner dans son monde, et l’apparatus de Wade n’est qu’une balise (seul, il n’a bien évidemment pas la puissance nécessaire pour ouvrir un nouveau trou). De plus, la Tour de Londres dans leur monde semble être assez similaire à celle du monde des trois mages, et elle en connaît certains passages, dont la Porte des Traîtres, qui donne sur la Tamise, au bas de la muraille sud. Le plan prend bientôt des proportions surréalistes. Ada demande qu’on lui rende sa fiole, dont elle a besoin pour ses armes, fiole qui est encore en la possession de Floyd… et Liam annonce là qu’ils emmèneront Floyd avec eux, même inconscient s’il le faut, car un médecin sur place pourrait être bien utile.

Bien que Charles reste dubitatif (Charles !), il est finalement convaincu lui aussi, même si cela implique de ne pas prévenir Andrew et Nasir, qui ne le laisseraient jamais faire une telle folie. Liam se hâte ensuite de monter dans la chambre où Floyd dort toujours pour fouiller ses vêtements et y prendre la fiole récupérée à Kingston-upon-Thames. Une fois de retour – et tandis qu’Ada utilise son matériel pour injecter un peu de son sang dans le récipient qu’elle insère ensuite comme cartouche dans son fusil – il propose d’utiliser Ada et Leslie comme appâts, pour se faire passer pour deux agents de la Couronne ramenant « les prisonnières » ainsi que « l’homme qui les a aidées à s’échapper » (Floyd). Ada comprend bien, et l’avertit tout de même que cela ne leur laisse qu’une seule voie de sortie pour s’en tirer vivants : traverser avec elles. A vrai dire, Liam est bien parti pour cela, dans l’espoir que peut-être eux pourront faire quelque chose pour aider leur monde !

Mais pour le moment, il faut avant tout réparer la balise. Charles se souvient alors que Floyd avait mentionné une fois un certain Mr. Clock, propriétaire d’une boutique d’horlogerie pas très banale. Qu’à cela ne tienne, même avec Floyd toujours endormi, pourquoi ne pas se mettre en route tout de suite ? Stephens vient justement de rentrer (bredouille, bien évidemment), et Charles le réquisitionne aussi sec pour prendre des chevaux frais et préparer la berline pour un nouveau trajet. Il est chargé de les conduire à St Katharine Docks, au sud-est de la Tour, d’où ils essaieront de s’embarquer afin d’atteindre la Traitors’ Gate. De même, il monte avec Liam pour l’aider à habiller et transporter Floyd jusque dans le véhicule (et en revient un peu pâlot, on ne sait pas bien pourquoi). D’ailleurs, en récupérant la canne et les affaires du jeune médecin, Liam distingue brièvement une ombre dans la pièce, se tenant entre lui et la fenêtre : une longue figure, voûtée tel un bossu, portant sur les épaules quelque chose ressemblant à de longs tubes, ou peut-être à un carquois, le tout dans un bruit légèrement froufroutant. Deux yeux dorés fixent Liam un instant, puis tout cela disparaît. Lorsqu’il ressort, un léger courant d’air fait voler une feuille de papier dans la pièce…

Avant de se mettre en route, Liam se résout à littéralement manger les vieux trognons de pomme et autres ordures dans sa caisse, tout cela pour emmagasiner un peu de Quintessence. C’est absolument affligeant, mais bizarrement, les moins choquées sont Ada et Leslie, qui ont parfois eu à faire avec les moyens du bord (on dirait bien que les rations de survie de l’armée, ce n’est pas terrible…). Ensuite, il procède à un rapide sort pour renforcer le sommeil de Floyd, et sur ce, une fois tout le monde installé dans la berline, Charles donne l’ordre à Stephens de se mettre en route pour Tottenham Court Road : « Cherchez quelque chose que vous ne cherchez pas, cherchez ce que vous ne savez pas, et vous trouverez. »

Hors du temps

Au bout d’un moment, Stephens toque pour attirer l’attention de Charles : il vient de remarquer une lumière, dans une ruelle devant laquelle ils viennent de passer, qui pourrait indiquer une échoppe – une échoppe ouverte, à 3h du matin ? Bien qu’ils ne soient pas encore sur Tottenham Court Road, Charles lui dit tout de même de s’arrêter devant la boutique, à la porte effectivement éclairée par une lanterne de fer forgé. Charles descend avec Leslie et Liam, laissant Floyd sous la garde d’Ada. En pénétrant dans le magasin, ils y constatent que les horloges et montres diverses indiquent toutes 3h15, et fonctionnent toutes dans un ensemble parfait. Les trois mages ont confusément conscience qu’ils sont encore à Londres, et en même temps déjà ailleurs, sur une sorte de « chemin de traverse »…

A l’intérieur, ils sont accueillis par l’étrange Mr. Clock, toujours semblable à lui-même. Charles lui parle de leur besoin d’emprunter des outils, s’extasiant au passage sur une horloge réalisée entièrement en pièces de cristal, fonctionnant pas résonnance simultanée (qui ne tiendrait pas cinq minutes hors de la boutique), tandis que Leslie, fascinée, examine les divers mécanismes à l’aide de ses lunettes. Elle trouve tout cela fascinant : cet endroit est à la fois là et pas là, dit-elle… « Mais vous aussi, jeune fille, » dit aimablement le vieil homme, tout en examinant le bracelet qu’elle lui tend, et qu’il perçoit comme un objet complexe, lié au sang. Elle lui montre rapidement l’un des mécanismes de son apparatus : une série de minuscules pointes, s’enfonçant sous la peau sur seule pression d’un bouton, afin de drainer un peu de sang. Il invite alors Leslie à le suivre dans l’arrière-boutique. Pendant ce temps, les deux autres mages examinent les diverses pièces dans les vitrines et sur les comptoirs. Liam est particulièrement attiré par une montre à gousset sur laquelle est gravé un arbre celtique. Jetant un coup d’œil dans l’arrière-boutique, Charles y voit, posé sur l’établi proche de la porte, le journal du lendemain, titrant « Drame à la Tour de Londres : des bandits abattus alors qu’ils tentaient de franchir en force la herse principale. »

Quand Leslie revient, son bracelet réparé autant que faire se peut, elle semble bien pâle, comme si elle avait un peu déchanté, et enjoint ses compagnons à se hâter de quitter cet endroit… en dépit du fait qu’ici, on peut avoir tout le temps du monde, si on le désire. Liam finit par acheter la montre qui l’attirait temps, au prix de la Quintessence contenue dans son cageot qu’il transporte toujours. Charles en profite également pour passer une commande spéciale : une horloge-coffre à liqueur qui vieillirait de façon optimale tout alcool qu’on y placerait entre le coucher et le lever du soleil, dans un compartiment secret, taillée dans un bois d’une couleur naturellement pourpre. Le prix à payer ? Après négociation, il est décidé que tous les ans, le 2 février, qui sera la date-anniversaire de la livraison de la commande, Charles devra fournir à Mr. Clock une bouteille de liqueur de haggis sauvage, et ce pendant 77 ans, transmissible à ses héritiers. Ceci fait, les trois mages quittent la boutique. « Pensez-y, jeune fille… Pensez-y, » se contente de leur dire Mr. Clock en guise de salut – ou plutôt, un salut adressé à Leslie uniquement…