La porte des traîtres
St Katharine’s Docks
La berline se remet en route, progressant aussi prudemment que possible sur la chaussée à demi gelée pour traverser Blackfriars’ Bridge et prendre la direction de St Katharine’s Docks. Il est bien 3 heures lorsqu’ils parviennent sur les docks, et que Charles dit à Stephens de repérer un éventuel marinier qui serait encore debout. Tandis qu’ils sortent Floyd toujours endormi du véhicule, ils ne peuvent s’empêcher de constater que de l’autre côté de la Tamise, les formes sombres de la Tour de Londres se découpent contre les troublantes lueurs de l’aurore boréale toujours présente…
Liam, qui connaît bien ce genre d’endroit, fait signe à ses compagnons de faire silence pendant qu’il se charge d’effectuer une reconnaissance. Des voix se font entendre, peut-être en provenance d’une taverne, et suffisamment lointaines pour ne pas constituer une menace directe et immédiate. Charles ordonne à Stephens de quitter les lieux pour le moment, et de ne revenir les chercher qu’à 8h du matin, en compagnie de Nasir et Andrew ; le serviteur acquiesce, et leur laisse quelques pèlerines avant de s’en aller, non sans heurter quelque objet métallique avec l’une de ses roues, attirant une vague attention de la part des dockers rassemblés au pub. Ada, elle, a avisé une lumière isolée, à l’opposé de la direction d’où viennent ces voix. Quand Liam revient, le petit groupe se dirige doucement vers là.
La lumière provient d’une cahute, à une centaine de mètres de leur point de chute. Liam, qui marchait un peu en avance des autres, distingue une lampe à pétrole par l’unique fenêtre aux carreaux crasseux, ainsi qu’un bout de table sur lequel reposent deux jambes chaussées de godillots de marin. Lorsqu’il toque à la porte, seuls quelques grommellements lui parviennent ; il se décide alors à pousser le battant qui n’était pas verrouillé – et se voit accueillir par un coup de pistolet qui le pousse à se jeter à terre dans un réflexe. Ses compagnons accourent immédiatement. Passées quelques secondes tendues, le marin assis à l’intérieur finit par se rendre compte que Liam n’était pas la personne qu’il avait crue voir, et lui demande de s’avancer ; le jeune Verbena découvre alors qu’il fait face à un vieux bonhomme tout rabougri avec une jambe de bois, au visage barbu ridé et renfrogné, au nez rouge épaté ; quant à ses vêtements, ils semblent tout comme lui sortis du siècle précédent.
Ada elle aussi est prête à en découdre, son pistolet prêt à tirer sous sa cape, mais Charles calme le jeu en proposant de payer le marin. Une âpre négociation s’engage entre eux. Le vieillard (alias le capitaine Ishmael Crodger, anciennement de la Navy à bord du Princess Helen disparu en mer depuis — d’où son arme) finit par accepter un paiement de 12 livres pour les prendre à bord de son rafiot, plus six autres pour se payer suffisamment d’alcool pour acheter son silence. Il demande tout de même s’il s’agit de se débarrasser « du cadavre », ce à quoi ils finissent par réaliser que Floyd endormi peut effectivement prêter à confusion. L’affaire est enfin conclue ; le vieux marin dit à Liam de l’aider à manœuvrer, et leur fait signe de le suivre jusqu’à son bateau, un rafiot de 6m de long, à la cheminée qui penche légèrement et aux vitres à demi brisées : « le Vaillant ». Ils installent Floyd entre le tas de charbon et le bastingage, laissant suffisamment de place à Liam pour pelleter. Ada ne semble pas plus impressionnée que cela (elle est déjà montée dans pire, apparemment), de même pour Leslie : selon elle, le bateau devrait tenir. A vrai dire, ni le tangage, ni le largage quelque peu houleux des amarres ne semblent perturber leur équilibre.
Le Vaillant
Tout le monde installé, Crodger s’allume une pipe et commence à chanter, bien peu soucieux de discrétion. Liam se laisse prendre en jeu lui aussi, mais ils finissent bien vite par se calmer quand Charles rappelle que leur destination est la Tour de Londres. Devant le peu de talent de Liam à pelleter, Leslie se propose de le seconder, disant que c’est comme ça qu’elle a commencé, après tout ; un peu surpris, Crodger hausse les épaules en voyant que le « gamin » a mine de rien le coup de main. Il les informe qu’ils seront à la Tour d’ici une demi-heure, car il leu faut naviguer contre le courant, sans lumière, et éviter de plus un certain nombre d’endroits sujets à formation de tourbillons ou autres dangers. Peu après, comme pour confirmer ses dires, ils évitent de justesse un autre bateau amarré.
Durant la traversée, Ada reste silencieuse, montant la garde. Au bout d’un moment, Crodger dit à Leslie de laisser Liam pelleter seul et de monter à la barre avec lui ; on dirait bien qu’il a « le gamin » à la bonne, et désire lui apprendre les rudiments de la navigation. Ce passage-là de la Tamise est relativement calme, mais il faut néanmoins compenser en permanence à cause du courant. Un peu surprise tout d’abord, Leslie s’habitue rapidement aux manœuvres de pilotage. Impressionné, Crodger lui demande son âge, et si « il » n’a jamais envisagé de s’engager dans la Marine ; l’un dans l’autre, il n’a finalement besoin que de donner quelques conseils par ci par là, car Leslie se débrouille vraiment bien ; après lui avoir donné comme instruction de le prévenir une fois qu’ils auront dépassé un certain bâtiment, le capitaine discute un peu avec Liam en gaélique irlandais, lui dégotte même une bouteille de liqueur d’ortie, et fait également quelques blagues au sujet du « cadavre » qui dort toujours. Charles, de son coté, a joué de ses talents naturels pour donner l’impression d’être très occupé tout en ne faisant rien de ses dix doigts, ce qui lui laisse le champ libre pour observer Ada : en effet, cette dernière semble plus particulièrement surveiller la rive sud, comme mue par un automatisme.
Remous
Quelques minutes plus tard, le bateau ayant dépassé le bâtiment indiqué, Leslie appelle Crodger, qui remonte à la barre, soudain plus sérieux, en prévenant les autres de s’accrocher où ils le peuvent : le Vaillant entre dans une zone de tourbillons — même Ada, cette fois, recule d’un pas, et Liam et Charles saisissent Floyd pour l’éloigner du bord. Aux premiers remous, Liam perd l’équilibre, et est rattrapé de justesse par Charles ; hélas, il n’en est pas de même pour Floyd, qu’ils lâchent, et dont le corps glisse alors vers le bastingage. Liam ne parvient pas à le retenir, et le pauvre Floyd passe par-dessus bord. Ni une, ni deux, le Verbena se jette alors à l’eau pour le repêcher. La commotion attire l’attention de Leslie et du capitaine, qui manœuvrent alors pour faire demi-tour. Charles lance à Liam une corde, qu’Ada, de son côté, amarre immédiatement de l’autre côté du bateau. Floyd, toujours drogué, ne s’est pas réveillé, et le risque de noyade est encore plus élevé qu’en temps normal pour lui. Liam, de son côté, parvient enfin à saisir la manche de Floyd, et, s’aidant de la corde, nage péniblement vers l’embarcation que Leslie a tout de même du mal à manœuvrer correctement en travers du courant. Charles et Ada lancent le filin, interceptant les deux hommes à l’eau avant que ledit courant ne les emporte trop loin, et les remontent à bord.
Liam s’assure immédiatement de la sécurité de Floyd, qui heureusement respire encore (ou à nouveau, peut-être ?), et lui fait recracher l’eau qu’il avait avalée. Crodger est vraiment surpris, et la plaisanterie au sujet du « cadavre » n’est vraiment plus drôle maintenant, car pas une seule fois Floyd ne s’est réveillé malgré tout ce tumulte. Les deux hommes et Ada l’assurant qu’ils ont la situation en main, il remonte à la barre, dubitatif, libérant Leslie de son « devoir ». Cette dernière redescend voir ses compagnons, qui constatent alors qu’elle a remis ses étranges lunettes. Liam a à peine le temps de lui dire de ne surtout pas pratiquer son Art ici qu’elle l’interrompt : elle ne pourrait en être sûre, mais elle a cru voir une entité thanatique, qu’ils ont à priori laissée derrière eux maintenant. Charles et Liam, plissant les yeux, croient eux aussi voir quelque chose, mais tout est si sombre… S’agit-il d’un fantôme de noyé ? Quoi qu’il en soit, la « chose », si elle était bien là, ne semble pas les suivre. (Tant mieux, murmure Ada à Charles, car elle n’aurait pas voulu avoir à se servir de son arme maintenant.)
La Porte des Traîtres
En dépit de leur mésaventure, ils décident tout de même de s’en tenir au plan, et disent à Crodger de les déposer au passage, sans véritablement accoster, et de repartir tout de suite, afin de ne pas s’attirer d’ennuis (Charles appuie ces directives d’autant plus qu’il commence à préparer le paiement promis). Une petite modification est apportée à l’idée d’origine de se présenter comme des agents de la Couronne : justifier de l’état de Liam et Floyd en prétendant que ce dernier a voulu s’échapper en plongeant dans la Tamise, et que Liam a dû le repêcher, puis l’assommer. Ada, elle, récupère deux cordes sur le bateau ; interrogée, elle se contente de répondre que Leslie et elle-même sont censées être des prisonnières, après tout, et qu’il vaut mieux faire illusion. Bien entendu, ses nœuds sont de ceux qu’il serait très facile de défaire d’un simple mouvement de poignet. Liam, fort intéressé par cette technique, s’emploie alors à reproduire ces mêmes liens sur Floyd, de façon à ce que ce dernier puisse lui aussi facilement se libérer. Néanmoins, malgré ses tentatives de le réveiller, Floyd, lui, continue de dormir…
Le Vaillant est maintenant de plus en plus proche des murailles de la Tour, et Crodger fait remarquer à ses passagers qu’ils semblent être attendus : il y a en effet du monde sur le rempart. Charles calme ses inquiétudes d’une remarque désinvolte. Alors que le bateau amorce son virage vers la corniche délimitant la Porte des Traîtres, le capitaine leur dit de sauter en marche. Liam et Charles se saisissent de Floyd, qu’ils parviennent à faire rouler comme un sac sur la minuscule plate-forme ; tant bien que mal, tout le monde suit, Charles glissant au passage les livres promises dans la paume de Crodger. « J’espère que vous savez ce que vous faites, M’sieur, » dit le vieux briscard en se détournant. « Non, pourquoi ? » répond Charles tout de go. Ce seront là leurs dernières paroles échangées.
Le bateau s’éloigne rapidement. Charles prend le fusil que lui tendait Ada, faisant mine de la tenir en joue, mais en prenant bien soin de garder son doigt loin de la gâchette. Il y a du mouvement sur les remparts, car bien entendu le son du moteur du Vaillant a forcément attiré l’attention de l’un ou l’autre garde en poste de nuit. Très bientôt, des bruits de pas se font entendre sur les pavés de l’autre côté de la porte. Les quatre mages se collent le long du mur, la corniche ne leur laissant pas beaucoup de marge de manœuvre, puisque cette entrée avait été à l’origine prévue pour des barges et non pour se déplacer par voie de terre. Liam tente une fois encore de réveiller Floyd, qui remue légèrement, mais n’ouvre pas pour autant les yeux. Conformément au plan, Charles décide alors de la jouer au culot, puisqu’ils sont déjà repérés, et du pomment de sa canne tambourine contre le battant en bois de la porte cadenassée. Lui répondent le cliquètement d’une chaîne que l’on déroule, suivi du clapotis de l’eau à laquelle on a visiblement mis une embarcation légère.
Une conversation des plus surréelles
De derrière la porte s’élève une voix, demandant qui va là. « Branche spéciale du service de la Couronne », répond Charles sur un ton d’assurance. Puis, percevant que derrière le panneau, les deux soldats (car il semble n’y en avoir que deux) discutent, visiblement ignorants de ce que peut être un tel service, il réitère son appel de façon plus autoritaire encore. S’ensuit alors un échange des plus ubuesques : nos amis mages sont visiblement tombés sur les nouvelles recrues de service, et pas des plus futées, puisque les deux hommes commencent par complètement se fourvoyer au sujet de leur identité, les prenant pour des… jardiniers. Et Charles de rentrer dans leur jeu et de renchérir qu’il est en effet accompagné de « deux belles plantes », qu’ils sont venus s’occuper des troènes, et qu’il est inutile de prévenir l’officier de quart. Pis encore pour ces deux pauvres hères, qui demandent un mot de passe : il parvient à les convaincre que ce sont eux qui doivent lui fournir le mot de passe en question :
« Alors donnez-moi ce mot de passe maintenant.
— Heu, oui, mais il est idiot… C’est ‘cabinet’.
— Et maintenant, demandez-moi le mot de passe », poursuit Charles, imperturbable — et il le leur donne, en effet.
Convaincus, les deux gardes ouvrent la porte. Les quatre mages se retrouvent alors face à face avec un petit maigre et un grand gros à moustache, une lanterne à la main. Leur échange à la vue des nouveaux arrivants trahit bien leur surprise :
« Dis, Hardel ?
— Ouais, Laurie ?
— Où sont leurs outils de jardiniers ? » (*)
Et Charles, sans se démonter, de leur montrer l’étrange fusil d’Ada, les persuadant par sa verve habituelle qu’il s’agit d’un tout nouvel outil révolutionnaire. En dépit de leur position (ils peuvent peut-être se jouer de ces deux-là, mais si un officier devait arriver, leur mince couverture volerait en éclats), Liam distingue un très léger sourire sur les lèvres d’Ada, et constate que Leslie a bien du mal à contenir un rire nerveux. Mais il commence à s’impatienter : il a bien du mal à croire que le baratin de Charles, répétant une fois encore qu’il est inutile d’aller chercher l’officier supérieur, puisse tenir encore longtemps, ni que ces gardes-là soient aussi idiots que cela. Comprenant fort bien sa nervosité, Charles achève d’une entourloupe verbale digne des plus grands orateurs, convainc les deux hommes de les laisser monter dans la barque pour les transporter de l’autre côté de la porte, et c’est ainsi que le petit groupe parvient à pénétrer dans l’enceinte de la Tour de Londres, laissant derrière eux Laurie et Hardel — qui viennent de laisser tomber à l’eau les clés de la grille, et s’emploient activement à les rechercher. Des boulets pareils, vraiment, cela ne s’invente pas, n’est-ce pas!
(*) Oui, le MJ a fait un échec critique absolument monumental sur leur jet d’Astuce face au roleplay impeccable de Charles — et, histoire de s’amuser, a laissé le champ libre au joueur de Floyd, son personnage toujours inconscient, pour interpréter « Laurie et Hardel ». Après tout, il n’y a pas que des Technomanciens à la Tour de Londres, il y a aussi la garde régulière… et ces deux-là vont sans doute se faire renvoyer d’ici peu.