Champs de bataille

Nightmare Fuel

Au détour de leur chemin improvisé, ils ont la surprise de voir s’ouvrir devant eux une trouée, qui donne sur une immense plaine. S’étendant sous un ciel rouge sang que domine un soleil noir, elle est jonchée de cadavres, de canons, d’armes laissées à l’abandon. Le claquement de coups de feu et de canon résonne régulièrement. A l’horizon, derrière une large rivière charriant des flots de sang, se découpe une cité et le beffroi d’une cathédrale (Floyd reconnaît, grâce à une carte postale vue il y a quelques mois de cela, la ville de Worcester et la rivière Severn). L’odeur de la poudre, de la charogne, du sang, se fait étouffante, omniprésente, d’autant plus qu’au milieu de ce champ de bataille surgi de nulle part se dresse ce qu’on peut littéralement qualifier de montagne de cadavres, innombrables, empilés les uns sur les autres, et tous vêtus d’uniformes (de lourds manteaux de cuir) maculés de taches sombres qu’aucun des deux mages n’a jamais vus auparavant. Suite aux explications précédemment fournies par Liam, Floyd comprend qu’ils sont en train de faire l’expérience d’un autre rêve, alors que normalement, ce genre de choses, les gens ne s’en souviennent pas. Il commence à se demander ce qui se passerait si quelqu’un leur tirait dessus, ou sur Genevra: peuvent-ils mourir pour de bon s’ils meurent dans un rêve ? Liam lui-même n’en sait trop rien, et n’a pas envie d’essayer pour vérifier…

Se courbant d’instinct en deux, ils commencent à courir en direction du gigantesque tas de corps, évitant de justesse un boulet de canon qui passe au-dessus d’eux. Au passage, Floyd essaye d’examiner les uniformes, pensant qu’il s’agit peut-être des mêmes qu’à Culloden, mais ce n’est pas le cas: ils semblent plus anciens encore. Au loin, une voix d’homme étouffée par la distance hurle “For Parliament!” A ce cri, les deux armées, ou plutôt deux corps de cavalerie se lancent alors au grand galop l’un contre l’autre. A la surprise des deux mages, ils ne se heurtent pas, mais foncent tout droit vers la montagne de cadavres pour venir s’empaler sur les lances et les épées qui en émergent, et grossir encore ses flancs. Floyd contemple cela d’un air effaré: c’est du suicide, rien d’autre… et dire que Genevra est passée par là!

Ascension

A ce moment, leur regard est attiré par un nouvel élément. Au sommet de la montagne de soldats défunts se dresse maintenant une silhouette isolée, celle d’un homme qui semble regarder ce désolant spectacle, les pans de son manteau claquant au vent. Les deux mages ne peuvent distinguer ses traits, mais Floyd est saisi par une soudaine appréhension: s’agirait-il de Stockwell? L’Euthanatos se remet à courir, toujours à demi courbé, suivi de Liam, forcés d’éviter les corps gisant au sol, les flaques de sang où glissent leurs pieds, les bras encore tendus qui heurtent leurs chevilles. Arrivés au pied de la montagne, ils ne peuvent plus voir la silhouette, mais de toute évidence, le fil d’argent de Genevra monte entre les corps. De crainte que sa présence ne soit repérée, Liam renonce à modifier spirituellement le paysage.

Dérapant dans le sang, manquant à chaque fois s’empaler sur une lame ou un épieu, les deux hommes entreprennent alors la lente et pénible ascension de l’immense tas de chair et d’armes. Floyd est frappé par l’aspect inhabituel d’un certain nombre d’armes: ce sont des épées dites mortuaires, à la garde en panier rappelant des côtes humaines qui se rejoignent, un genre d’épée propre à la Grande-Bretagne et qui n’est plus utilisé depuis le milieu du… dix-septième siècle. Troublé, il essaye de suivre du mieux qu’il peut un Liam qui se résout finalement à au moins manipuler la substance onirique pour en tisser une corde et aider son compagnon à grimper. A force de ramper parmi les cadavres, eux aussi sont maintenant à demi couverts de sang, et leur progression leur semble durer une éternité. Lorsqu’ils s’aperçoivent qu’une nouvelle charge de cavalerie se prépare, ils pressent le mouvement, la peur leur donnant des ailes. De façon extrêmement curieuse, lui-même ne sachant même pas où il a jamais récolté une telle information, Liam reconnaît l’étendard de l’une des armées : une croix jaune sur fond noir, l’étendard de la Ligue et Alliance Solennelle. Bien évidemment qu’ils ne reconnaissaient pas les uniformes des combattants: ceux-ci datent en fait des guerres civiles anglo-écossaises du dix-septième siècle, justement.

Le seigneur sur la montagne

Le choc des armées ébranle la montagne, mais les deux mages tiennent bon et parviennent à ne pas lâcher prise et chuter. Liam commence enfin à pouvoir se hisser sur ce qui semble être le sommet de ladite montagne, mais s’interrompt dans son mouvement, car il aperçoit devant son nez une paire de bottes de cavalerie, tournées vers lui: celles d’une homme qui l’attend de pied ferme. Levant la tête, il distingue tout d’abord le lourd manteau de cuir tombant jusqu’aux genoux, d’une couleur indéfinissable car presque entièrement couvert de sang, les deux baudriers croisés sur la poitrine, l’un pour un mousquet, l’autre pour une de ces longues épées mortuaires à la facture si inquiétante. Le regard qui se pose sur lui en retour est glacial, impassible, un regard d’une curieuse couleur d’acier oscillant entre le bleu et le gris. Contre toute attente, l’homme ne fait pas un geste pour le repousser, mais recule au contraire de quelques pas, comme pour l’inviter à monter.

Floyd, qui n’a rien vu de tout cela, presse Liam de continuer, et c’est en se hissant à son tour au sommet du tas de corps qu’il voit enfin à qui il a affaire. Il s’agit effectivement d’Aidan Stockwell, mais un Aidan étrangement jeune, qui ne doit pas avoir plus de quinze ou au grand maximum vingt ans. Les yeux écarquillés, envahi par un mélange de colère, de crainte, de culpabilité et de frustration, l’Euthanatos se dresse alors face à lui, tirant immédiatement sa canne-épée pour l’en menacer. Il exige de savoir où est Genevra. Aidan, pas le moins du monde impressionné, se contente de hausser un sourcil moqueur et de répondre qu’elle n’est plus là. “Bien sûr, vous n’êtes pas obligé de me croire, ajoute-t-il; dans ce cas, vous pouvez toujours aller creuser pour vérifier…”

Liam, décontenancé, observe cet échange. Il ne peut s’empêcher de faire remarquer soudain à quel point Aidan ressemble à Ezekiel (décidément, il n’y a pas de coïncidences…), ce à quoi Floyd, emporté par la surprise, révèle par inadvertance que c’était justement Ezekiel qui avait demandé à Liam de protéger Genevra. De toute évidence, Aidan n’ignore pas l’existence d’Ezekiel, même s’il n’en dit rien. Floyd comprend bien sûr que Genevra n’est pas venue ici par hasard, et accuse Aidan de n’avoir pas détruit le livre. La discussion qui s’ensuit voit Floyd céder de plus en plus à la colère, et Aidan continuer à lui opposer ce calme glacial, méprisant et légèrement amusé qui contribue d’autant plus à agacer l’Euthanatos.

Aux yeux d’Aidan, ceci n’est pas leur problème. Floyd lui reproche de ne pas savoir de quoi il parle, de ne pas savoir à quoi il joue (ce qui n’est de loin pas l’avis de Stockwell). Sur sa lancée, le jeune mage mentionne le Crépuscule, la capacité de l’ouvrage à rendre fou tout lanceur de sorts; pointant sa lame sur la gorge du vampire (qui a pourtant l’air bien trop humain et bien trop vivant, dans cette bulle onirique…), Floyd le menace de plus belle. Toujours aussi imperturbable, Stockwell écarte sa lame du bout de l’index, se penche légèrement vers lui, et dit simplement: “Qu’est-ce qui vous dit que je ne l’ai pas ouvert, ce livre? Vous voyez, vous non plus, vous ne savez pas de quoi vous parlez.” Floyd rétorque que si effectivement il l’a ouvert, il devra alors le tuer – ce à quoi Aidan lui souhaite bien du plaisir.

Liam, de son côté, à renoncé à intervenir; cet homme, vivant ou mort, lui fait peur, et il préfère ne pas se mêler pour le moment de cet échange auquel il n’est pas sûr de savoir quoi apporter. Secouant la tête, Floyd se calme un peu et dit simplement: “C’est ici, n’est-ce pas, sur ce champ de bataille, que vous êtes devenu ce que vous êtes.” Sur ce sujet, Aidan reste énigmatique: tout dépend de ce qu’il entend par là. Floyd exige alors qu’il lui cède le livre, et une fois de plus, l’immortel démontre sa capacité à frapper là ou cela fait le plus mal: “Vous savez, jeune homme, ce n’est pas parce que vous avez cédé si facilement à ma demande que je dois céder de même à la vôtre.” Liam comprend d’autant mieux à ce moment l’agitation de l’Euthanatos: en fait, il s’agit surtout de culpabilité, et de colère envers sa propre personne pour avoir justement cédé…

Au bout du compte, les deux mages se rendent compte qu’Aidan ne cherche nullement à les empêcher de passer et, moqueur, les invite même à redescendre de l’autre côté pour continuer à suivre la piste du fil d’argent, qui justement passe par là. Floyd jure que cela ne s’arrêtera pas là et qu’il poursuivra cette conversation avec lui dès son retour. Alors qu’il commence à descendre à la suite de Liam, le jeune médecin se retourne une dernière fois; l’air légèrement amusé, Stockwell, les bras croisés, les regarde tranquillement s’éloigner…

Gravé dans la pierre

A nouveau, les deux mages manquent glisser sur les corps couverts de sang plus ou moins frais, et évitent de peu de dégringoler le long de la haute pente. Plus terrible que tout, les visages des morts semblent bien trop réels. Il ne s’agit très clairement pas de soldats anonymes, mais d’hommes qui ont sans doute vraiment existé, des bribes de souvenirs véritables plutôt que des éléments purement oniriques, parmi lesquels des jeunes gens, bien trop jeunes pour le combat… A ce spectacle, la colère de Floyd ne se calme pas. De plus, arrivés enfin au bas de la montagne, ils s’aperçoivent que le fil d’argent ne continue que pour mieux faire demi-tour et s’enfoncer sous l’immense tas de cadavres. L’inquiétude domine, même si de toute évidence, Stockwell ne fait pas mine de les suivre.

Là où le fil pénètre sous les piles de défunts, s’ouvre une entrée qui rappelle celle d’un tumulus. Liam modèle une torche, et ils s’enfoncent dans les ténèbres. De façon plus qu’abrupte, la chair laisse soudain la place à la pierre, et non pas à de la pierre brute, mais au contraire taillée, formant un mur solide, une oeuvre de maçonnerie. Une impression de pesanteur et de fraîcheur se fait autour d’eux. Le long de ces murs, ils distinguent alors une inscription, comme laissée là par quelqu’un qui l’aurait taillée à coups de couteau tout en avançant, une ligne après l’autre:

First came the Devil’s Hand,
Whose only touch spread rot and destruction;
Invisible fingers twisted their souls
And tore their minds asunder.
When they turned against each other,
Poisoned by words born from the shadows,
Then came the Dancing Hand,
Raising her sword to pierce their bodies.
As they fell at his feet,
The Hidden Hand hardened his heart
And those who attempted to flee
Fell prey to his secret ways.
Remember that dreadful December night,
Remember the name of Waverley,
Remember the Hands of Darkness,
Remember, for revenge you must seek!

(D’abord vint la Main du Diable,
Dont le seul toucher propagea pourriture et destruction ;
Des doigts invisibles tordirent leurs âmes
Et déchirèrent leurs esprits.
Lorsqu’ils se retournèrent les uns contre les autres,
Empoisonnés par les mots nés des ombres,
Alors vint la Main Dansante,
L’épée levée pour percer leurs corps.
Tandis qu’ils tombaient à ses pieds,
La Main Cachée endurcit son coeur
Et ceux qui tentèrent de fuir
Furent les proies de ses errements secrets.
Souviens-toi de cette terrible nuit de décembre,
Souviens-toi du nom de Waverley,
Souviens-toi des Mains des Ténèbres
Souviens-toi, et obtiens vengeance !
)

Floyd tique en voyant le nom de Waverley. Qui plus est, la manière dont est formulé ce curieux poème lui rappelle par trop les paroles d’Amelia Woodrow-Morrow au moment de sa capture, lorsqu’elle avait mentionné les ténèbres ayant fait d’elle et de son époux leurs instruments. Sont-ce ces mêmes ténèbres qui les attendent maintenant au bout du chemin? Pour Floyd, Genevra ne doit surtout pas arriver au bout de ce voyage; inquiet, il l’appelle à plusieurs reprises, mais seul l’écho lui répond…

L’église enfouie

Liam et Floyd poursuivent leur route. A nouveau fort abruptement, le tunnel disparaît pour s’ouvrir sur une nef et ses hautes voûtes et arches gothiques, à demi noyées dans les ténèbres, à la lumière de centaines de cierges allumés. Impressionnés, les deux hommes contemplent un instant ce spectacle presque plaisant, avant que leurs regards ne soient attirés par quelque chose d’autrement plus inquiétant: en baissant les yeux, ils constatent que le lieu a été le théâtre d’un violent combat et que partout autour d’eux, les murs sont barbouillés de longues traînées de sang encore relativement frais, tout au plus quelques heures. Pourtant, étrangement, aucun corps ne gît au sol. Aucun corps? Pas tout à fait. Au bout de la nef, sur l’autel dressé, se trouve un cadavre, celui d’un prêtre en vêtements de culte blancs et à l’étole violette, le visage déformé par une grimace de colère et de haine; il a été empalé là par un long bougeoir de cierge en fer. Et devant ce même autel se tient Genevra, vêtue de la même robe blanche à dentelles et rubans que Liam lui avait déjà vue. Ses cheveux sont dénoués, et elle serre contre sa poitrine un lourd volume de cuir rouge sombre: la version onirique du livre maudit.

Lorsque le Verbena surgit derrière elle et prononce son nom, la jeune fille sursaute et se tourne vers les nouveaux arrivants. Au bout de quelques secondes, elle les reconnaît. Ils la supplient de quitter cet endroit avec eux, et elle hoche tristement la tête : “De toutes manières, je ne peux plus rien faire pour lui maintenant. Ce massacre… il les tuera à nouveau, celui qui ressemble tant à Ezekiel…” La jeune fille ne connaît pas son nom, mais elle avait senti son rêve la traverser, et a été attirée par l’intensité de ce même rêve, ou plutôt de ce cauchemar. Genevra dit simplement regretter de n’avoir rien pu faire pour lui. “On ne peut rien faire pour un salopard arrogant comme Stockwell”, répond Floyd.

Pendant ce temps, Liam s’est mis en quête d’une surface réfléchissante. N’en trouvant strictement aucune, il sort son couteau et trace dans l’un des piliers de soutènement un rectangle maladroit, mais suffisamment grand pour former un miroir et le transformer en porte. Il explique rapidement à Floyd le principe des reflets servant de points de passage dans les rêves. Distrait, Floyd ne remarque qu’au dernier moment que Genevra est en train de monter les marches menant à l’autel, regardant autour d’elle comme si elle cherchait à graver toute cette scène dans sa mémoire. Floyd la rattrape et la convainc de partir. A sa question, elle répond n’être jamais venue dans cette église auparavant, mais que c’est l’esprit d’Aidan qui lui en a “parlé”. De quelle manière, là est toute la question. A ces mots, Floyd est pris d’une inquiétude: cet homme n’est pas, n’est plus humain, et doit disposer de pouvoirs mentaux, alors comment une jeune fille telle que Genevra pourrait-elle seulement influencer son esprit à lui?

Encore le livre

Liam achève de concrétiser son portail improvisé, et y fait passer Floyd et Genevra. Ils arrivent alors dans la demeure de Floyd, chutant à demi par l’espace laissé sur le mur par le miroir noir du petit salon. Genevra va bien, et serre toujours son livre contre sa poitrine. Maintenant que Liam a tout le loisir de l’observer, elle lui paraît déjà plus éveillée à son don de Rêveuse que lors de leur dernière rencontre onirique – ce n’est pas étonnant en soi: à coups de drogues, Floyd la fait pour l’instant dormir quasiment à longueur de journée afin qu’elle reprenne des forces, et elle a donc eu l’occasion de Rêver à plus d’une occasion.

Sur la table, comme s’il s’avait qu’ils allaient revenir à ce moment précis, Grisham a laissé du thé chaud et des gâteaux, et tous trois s’installent autour de cette collation. Genevra leur apprend que c’est en fait la première fois qu’elle est partie seule dans l’Oneiros; avant cela, Ezekiel l’accompagnait toujours, mais cette fois, elle n’a pas attendu sa venue, elle-même ne sait pas trop pourquoi. Floyd lui dit qu’elle ne devrait pas faire cela, que c’est dangereux; Liam renchérit en disant qu’Ezekiel lui a demandé son aide pour la protéger. Elle comprend alors qu’ils la protègent tous les trois, et accepte de se montrer plus prudente.

Néanmoins, la conversation dans le salon onirique prend finalement un tour plus inquiétant, car lorsque Floyd demande à l’adolescente si elle a lu ce qui se trouve dans son livre, sa réponse est des plus équivoques:

“Non… Si… Je ne sais plus…”