Interlude
Moment de tension
A leur réveil bien plus tard, cette fois le 19 novembre, en ce qui concerne les enfants Morrow, l’attitude de James n’a hélas pas changé. Quant à Genevra, elle peut à présent se lever et déambuler dans la maison (Sonia a pris soin de lui procurer des robes dignes de ce nom). Floyd a enjoint Liam de ne surtout pas lui dire pour le moment que ses parents sont morts. Interrogée avant le départ de Liam, lors d’une conversation qui est le curieux reflet de leur discussion onirique, la jeune fille affirme se souvenir de la présence des deux hommes dans son rêve, même si le contenu exact de ce même songe lui échappe encore (elle se rappelle leur rencontre, une église et beaucoup de rouge). Ils ne cherchent pas à lui en faire dire plus pour le moment. Floyd dit à Genevra qu’elle est spéciale, qu’elle a partagé son rêve avec eux, et que c’est pour cela qu’il doit prendre soin d’elle. Toutefois, il louvoie à nouveau autour du sujet de ses parents, se contentant de dire qu’ils ont dû partir précipitamment et qu’il n’a pas eu de nouvelles dernièrement. Il la rassure : son bien-être reste sa priorité, et il l’aidera plus tard à tirer tout cela au clair. Elle s’inquiète aussi pour son frère ; l’Euthanatos lui affirme qu’il va le soigner également.
Les deux hommes lui disent de plus qu’eux aussi possèdent quelque talents « particuliers ». Elle doit bien se rendre compte maintenant que la réalité lui apparaît d’une façon différente mais aussi plus précise. Genevra a senti que la maison était spéciale, et qu’il y a d’autres gens au premier étage. Floyd l’assure qu’ils sont plus facétieux qu’autre chose, mais lui interdit tout de même de monter l’escalier, même si le reste de la maison ne pose pas problème, vu qu’elle est suffisamment remise maintenant. Fort heureusement pour lui, Genevra est une parfaite jeune fille victorienne très obéissante, et ne conteste pas les ordres d’un homme adulte, qui plus est d’une autorité toute médicale. Floyd la compare à un papillon tout juste sorti de sa chrysalide, magnifique mais fragile ; à ces mots, elle rougit, car elle n’a pas encore fait ses débuts en société, et c’est la première fois qu’on lui dit une telle chose.
La conversation dérive sur des banalités ; l’adolescente demande juste ensuite s’il serait possible d’avoir une Bible pour qu’elle puisse faire sa lecture du soir. En allant la chercher dans son bureau, Floyd se fait prendre à parti par un Liam courroucé, qui trouve fort douteux de mentir ainsi au sujet du couple Morrow. Floyd rétorque que Genevra est encore trop fragile psychiquement, et qu’il attend qu’elle soit plus forte ; il ne peut certainement pas lui dire qu’il a plus ou moins indirectement tué ses parents. Liam lui reproche d’avoir peur et de se comporter de façon méprisable. Le ton monte un peu ; le Verbena n’était après tout pas sur les lieux, ne peut se faire une idée de ce qui s’est passé, et c’est de toute manière son propre fardeau à porter, sa pénitence, maintenant. Si Liam ne tient pas sa langue, il le flanquera dehors sans autre forme de procès.
Recherches
Fâché, Liam claque la porte et sort dans le jardin pour se calmer quelque peu. Puis il va héler un coche qu’il paye grassement (il peut, maintenant !) et se fait mener à Bushy Park où il passe quelques heures à effectuer le repérage promis concernant l’enterrement clandestin de Sarah Valentine. Il finit par trouver, vers le centre du vaste parc royal, non loin d’un ruisseau, un grand chêne deux fois centenaire dont la résonnance particulière le frappe immédiatement. Ce n’est que très tard dans la nuit qu’il rentre enfin, pour constater que Floyd n’a même pas dormi, plongé dans les ouvrages de mesmérisme hérités de son grand-père. Tous deux décident que le meilleur moment pour y être sera peu avant l’aube du 21 novembre. Ils se parlent à nouveau comme si rien ne s’était passé.
Dans la matinée du 20, Floyd continue d’approfondir la question du mesmérisme autant qu’il le peut. En début d’après-midi, il trouve sur ce sujet un petit opuscule pas encore consulté, imprimé à Londres 60 ans auparavant ; un morceau de papier en glisse, sur lequel il voit, tracés de la main de son grand-père disparu, les mots suivants, comme pris en note : « The Hands of Darkness — Waverley ? — Apr. 1790. » Le titre de l’ouvrage n’a rien de particulier concernant cela, pas plus que son contenu. Floyd dépose alors le livre et commence à fouiller le bureau, à la recherche de plus d’indices : carnets, feuillets, autres notes… Liam lui demande ce qu’il fabrique, et c’est là seulement que Floyd réalise que le Verbena était là aussi, vautré dans un fauteuil depuis un certain temps, à lire Northanger Abbey ; il le houspille alors pour qu’il vienne l’aider, et lui montre les quelques mots griffonnés par Wolfram. Ils finissent par mettre la main sur un petit guide touristique quelque peu jauni, du genre que la bonne société consulterait en vue d’une villégiature dans la campagne anglais, vantant les charmes du Surrey. Sur une double page marquée par un coin qu’on a essayé de lisser par la suite, il est fait mention d’une bourgade appelée Waverley, non loin de laquelle se trouvent les ruines d’une abbaye à l’abandon depuis 1536 (année de la dissolution des monastères par le roi Henry VIII). Floyd prend note de tout cela, et explique à Liam qu’il compte s’y rendre le plus tôt possible, afin de tirer au clair cette affaire de livre et de ce qu’il soupçonne maintenant être un culte.
Liam lui annonce alors qu’il viendra avec lui dans le Surrey. Peu importe que plus rien, en théorie, ne relie maintenant leurs destinées : il a promis à Ezekiel de protéger Genevra, et il s’y tiendra. Floyd essaye bien de lui faire prendre conscience de ce que l’adolescente est dangereuse, et que l’homme qui détient toujours le livre l’est d’autant plus, mais le Verbena ne change pas d’avis.
Tracé à la plume
Sur ces entrefaites, Sonia frappe à la porte du bureau pour donner à Floyd le courrier du jour ainsi que quelques feuilles : elle a trouvé de nouveaux dessins dans la chambre de Genevra, sans doute réalisés avant le repas de midi. Les feuilles ont toutes été coupées en deux, et représentent toutes la même chose : un chat noir, dressé dans une attitude attentive ou peut-être agressive, aux aguets, vaguement menaçant, et qui semble fixer Floyd du regard lorsque le jeune homme prend les dessins en main. Cela lui évoque immédiatement un mauvais présage, et il décide de ne surtout pas en parler à la jeune fille. Il aimerait autant que possible qu’elle ne dispose pas de nouveaux éléments pour partir dans les Rêves sans assistance, alors que son « ange gardien » Ezekiel brille pour le moment par son absence. Liam, lui, ne peut l’assurer qu’elle ne rêvera pas, mais propose de l’accompagner ; ceci dit, il faudrait avant tout lui poser des limites en rêve. Qu’arriverait-il si par malheur elle allait à la rencontre d’Aidan ou même de Mélusine ?
Consultant son courrier, Floyd y découvre tout d’abord un carton d’invitation très luxueux de la RCS, lui annonçant la réussite de son défi et son acceptation au sein du club à l’unanimité des votes… ainsi que le montant de sa cotisation : 150£ par an. Floyd est du coup un peu gêné… Il est de plus convié à un gala d’honneur le 21 décembre, où il devra être accompagné de son parrain ; à ce gala lui seront remis son diplôme et sa carte de membre.
Les deux hommes consultent ensuite rapidement le Times. Un article attire leur attention, qui traite de la petite « sauterie » à Bedlam. Sans doute rédigé avec la participation d’un membre de la RCS, en termes grandiloquents, il évoque le fait que « la Metropolitan Police a fait savoir à quelques participants qu’elle aimerait fort leur parler personnellement. Quelques incidents mineurs sont à signaler. Toutefois, contrairement à une rumeur tenace, aucun des participants n’a été emmené ce soir-là par la police. » Le Daily Mail, lui, est un peu plus précis et fait malheureusement état de 28 blessés et 3 morts. En lisant cela, Liam et Floyd sont consternés. (Le ballon, lui, a été retrouvé au sud-est de Southwark : McDonnell s’en est visiblement bien tiré.)
Quant au reste du courrier, il s’agit du bulletin hebdomadaire de l’association des médecins de Londres, et d’une enveloppe contenant un autre carton : une invitation à la première de La Flûte Enchantée, qui se joue le soir même à 19h30 au Lyceum Theatre, Wellington Street, The Strand. Un mot accompagnant le carton enjoint « Monsieur Floyd Alexander et ses amis à se trouver dans la loge numéro 32 pour y apprécier une petite représentation ». Le mot en question est signé très simplement « A.S. » ; Floyd comprend immédiatement de qui il s’agit et, courroucé, est fort tenté de ne pas s’y rendre. Au contraire, Liam trouve que ce ne serait pas prudent : « Parce que vous croyez que Stockwell n’a pas l’avantage sur nous, là ? » L’immortel possède quelque chose qu’ils désirent, après tout, et non l’inverse. Floyd renâcle, arguant du fait que Stockwell n’était en position de force dans son rêve que parce qu’il le faisait depuis longtemps, et qu’un « âge avancé » n’est pas forcément gage de force ou de maturité. Liam n’est pas convaincu pour autant. Floyd finit par admettre qu’en fait, c’est surtout qu’il a peur de cet homme, et il n’est pas aussi certain que Liam d’être pour autant en sécurité dans un lieu aussi peuplé qu’un opéra. « Un jour, votre curiosité vous tuera, Oakley », déclare Floyd, et sur ces entrefaites, il fait appeler Wilfried et lui demande de porter un message à Amberville Hall pour s’enquérir de l’état de santé de Charles et annoncer leur visite prochaine.
Un autre Charles
A Amberville Hall, Charles se fait réveiller peu avant 17h par Edward qui lui apporte un repas sain. Nasir a pris grand soin, plus encore que de coutume, de vider toutes les caches de whisky et autres boissons du même genre. Encore un peu confus, Amberville revient peu à peu à son état habituel en lisant dans le journal l’article flamboyant consacré à la Royal Challenge Society ; hélas, tout cela retombe très vite lorsqu’il réalise qu’il y a eu des blessés et pis encore des morts, et c’est un Charles bien plus calme et grave qu’à l’accoutumée qui ordonne qu’on lui fasse porter le téléphone. Il se fait mettre en liaison avec la rédaction du Daily Mail pour demander des précisions quant aux noms des morts ; à sa grande surprise, la personne qui lui répond ne peut le renseigner, car la police leur a interdit de divulguer quoi que ce soit à ce sujet. Bien que Charles joue les outragés, la seule chose qu’il parvient à en tirer, c’est qu’aucun membre de la famille royale n’a été impliqué. A ce moment, il entend un autre employé de la rédaction prévenir son interlocuteur que « le poulet d’hier » est revenu ; ledit journaliste dit alors à Charles qu’il doit raccrocher, et qu’il n’a qu’à passer en personne le lendemain si vraiment il veut en savoir plus. On dirait bien que certains des employés du journal ont déjà eu des ennuis avec la maréchaussée concernant cette affaire de Bedlam…
Vexé et néanmoins vaguement inquiet, Charles prend alors une décision totalement aléatoire qui lui ressemble bien : il fait envoyer, sous couvert de l’anonymat, un bouquet de roses à Ariadne Forsythe. Après quoi il lui faut se préparer à la hâte pour l’arrivée de Floyd et Liam : ce n’est que maintenant qu’il réalise qu’il avait perdu contact avec la réalité pendant 36 heures. Il paraît devant ses amis dans un accoutrement tout à fait ambervillien : costume de soie jaune doré, pantalon vert sapin avec bordures dorées, canne d’émeraude et d’ébène, et chaussures à l’avenant. Pourtant, il demeure un peu pâle, titubant parfois, et se montre peut-être même trop joyeux. Les deux autres mages remarquent immédiatement cela, même si Charles leur assure que tout va bien et félicite Floyd pour son admission à la RCS, ajoutant même qu’il s’occupera de la cotisation.
Suite à cette discussion, Charles prend à nouveau son téléphone et se fait mettre en liaison avec Lord Darlington. Ce dernier lui révèle qu’il y a eu quelques blessés légers parmi les membres de la RCS (foulures…), que les morts étaient celles de gens de l’orchestre et d’employés, mais que bien entendu, il a déjà fait envoyer un dédommagement conséquent aux familles concernées, conformément à l’article 42 de leur code ; il fera aussi en sorte que leurs noms soient publiquement honorés, en dépit des tentatives d’étouffer l’affaire (après tout, il a toujours l’oreille des Communes…). McDonnell, lui, a été récupéré sain et sauf, avec seulement quelques égratignures.
Mise au point
Entre temps, Liam s’était éclipsé dans la cuisine pour y préparer une décoction de sa composition—un remède souverain contre les gueules de bois et assimilés. Bien entendu, la boisson est absolument infecte et Charles renâcle à l’ingurgiter; pourtant, une fois ceci fait, force est de constater qu’il devient extrêmement lucide… et tout lui revient, y compris le décès de la pauvre patiente à Bedlam.
Floyd et Liam expliquent leur intention d’aller enterrer Sarah Valentine à Bushy Park, et qu’ils ont attendu pour permettre à Charles d’être présent lui aussi. L’enterrement aura lieu au petit matin, juste avant l’aube. Floyd lui dit aussi que l’enquête qu’ils suivent prend un tour fâcheux : Genevra commence à exercer ses talents de mage en les attirant sans le vouloir dans ses rêves, rêves où ils ont aussi rencontré le propriétaire actuel du livre. Charles n’est pas plus enthousiaste que Floyd à l’idée de se rendre à l’opéra, mais il se range tout de même à l’avis de Liam. Il demande d’ailleurs à Nasir de les accompagner au Lyceum Theatre en tant que garde du corps : « Nous allons y rencontrer quelqu’un… Vous savez… une créature de la nuit, un Rākshasa. » A ces mots, Nasir accepte de confier un petit pistolet à son maître, car il répugne à ne monter la garde « que » à l’extérieur de la loge, et comprend bien que Charles pourrait avoir à se défendre seul.
Les trois hommes finissent de se préparer ; Charles donne quelques conseils à Liam, qui n’a jamais mis les pieds dans un théâtre de ce type et ne sait pas comment se comporter. Puis ils se mettent en route dans la berline conduite par Andrew.