Le Node de la lose
Réveil pénible
Il est plus de 6h du soir lorsque Liam ouvre les yeux, pour découvrir qu’il a gardé des marques autour du cou, datant du rêve où Floyd l’a saisi à la gorge ; il lui semble de plus entendre une mélodie dans sa tête… la même mélodie, jouée au piano, qui réveille un Floyd dont l’oreiller est à moitié trempé d’eau. Quant à Charles, qui pourtant n’avait pas pris part à ce curieux voyage onirique, c’est la bouche pâteuse qu’il sort lui aussi de son sommeil, saisi par une drôle d’impression. Peu à peu, il prend à son tour conscience de la mélodie qui flotte dans l’air, et se demande, un peu irrité, qui peut bien jouer du piano ici, d’autant plus que le seul instrument de ce type à Amberville Hall se trouve justement dans l’ancien bureau de son père, où il n’ose se rendre. Ce n’est qu’en descendant après s’être habillé, croisant Liam dans le couloir, qu’il se rend compte que la musique n’est en fait que dans sa tête… ou plutôt, dans leur tête à tous deux. Il ne faudra pas longtemps à Floyd — en train d’expliquer au majordome Edward qu’il y a eu un petit problème avec son lit… — pour se faire la même réflexion.
Les trois hommes prennent ensemble une collation fort peu agréable ; le fait que Liam verse de son sang sur une tranche de brioche pour en nourrir son Familier n’est pas pour aider à retrouver l’appétit… Floyd est pâle comme un mort, et reproche à Liam d’avoir prétendu qu’il serait physiquement reposé même s’il effectuait un voyage dans l’Oneiros. Charles veut savoir ce qu’ils ont fait cette nuit, et pourquoi lui aussi a une musique parasite dans la tête. Floyd et Liam se rappellent alors avoir vu une partition entre les mains de la statue, mais aucun d’eux n’aurait su la lire ; cela les laisse perplexes, car Charles, lui, n’était pourtant pas avec eux.
Autre fait troublant, Edward se présente peu de temps après, tenant un pot de chrysanthèmes violets à la main. Il n’y a ni expéditeur, ni carte, et ni Liam ni Floyd n’y découvrent quoi que ce soit de magyque, point focal de sortilège ou autre. Il ne s’agit là que d’un bête pot et de fleurs manipulés par un simple fleuriste. Liam saisit quand même un pétale, pensant le montrer plus tard à Madame Christmas. Pour Floyd, la couleur s’harmonise justement avec les costumes habituels de Charles, un signe certain que l’expéditeur savait déjà quelques petites choses sur lui. Serait-ce en rapport avec ce qui s’est passé à Bedlam, quelque message d’avertissement tordu de la part de Hackner ?…
Liam annonce ensuite son intention de partir en quête d’un des éventuels « Nodes errants » de Londres, afin d’y récupérer un peu de Quintessence (ils pensent partir pour Waverley le lendemain). Il parvient à convaincre Floyd de venir avec lui. Charles met à leur disposition Andrew et sa berline, mais décline l’invitation en ce qui le concerne, entre autres pour pouvoir garder un œil sur Ada et Leslie au cas où. En quittant la demeure, Liam aperçoit brièvement une ombre à l’une des fenêtres, comme si quelqu’un les observait de derrière le rideau. Il explique ensuite à Floyd qu’il a l’intention de se rendre à Tyburn Gallows, qui était un lieu d’exécutions par pendaisons jusqu’à la fin du 18ème siècle. Ce Node a ensuite été corrompu par des Néphandis, et le Verbena est maintenant l’un de ceux chargés de le surveiller afin de s’assurer que personne n’en prenne le contrôle tant qu’il n’a pas été « purifié ». Il ne compte bien évidemment pas puiser là-bas de la Quintessence — corrompue, en l’occurrence — mais s’en servir comme point de repère pour remonter une ligne tellurique, et de là, trouver un autre Node.
Tyburn Gallows
Vers 8h, ils arrivent à Tyburn Gallows, au coin nord-est de Hyde Park, endroit où se dresse un arbre sombre et noueux. Il y a bien plusieurs becs-de-gaz allumés aux alentours, mais étrangement, plus on regarde ce chêne, plus on a l’impression que la lumière même semble l’éviter… La seule atmosphère du lieu suffit déjà à provoquer des tensions entre les deux mages, et c’est seul que Liam s’approche de l’arbre qui marque l’emplacement du Node pour s’asseoir sur un renflement de ses racines afin de mieux percevoir les lignes telluriques. Floyd n’a pas tout compris à ses explications, et le regarde faire de loin ; Liam ayant renvoyé la berline avec l’ordre de repasser les prendre plus tard, il ne peut même pas faire demi-tour et revenir à Amberville Hall. L’Euthanatos commence alors à surveiller la rue, autant pour s’assurer que personne ne les observe que dans le mince espoir de voir passer un cab qu’il pourrait héler. Il aperçoit bien un hansom à un moment donné, mais son conducteur accélère brusquement aux abords de Hyde Park Corner, pour ralentir de nouveau ensuite, plus loin, comme si apeuré par les mauvaises vibrations émanant du Node corrompu.
Un long moment s’écoule ; Liam est toujours sur sa racine, laissant couler entre ses doigts la terre noire et humide qu’il a grattée entre les pavés. La sensation gluante de cette « terre à cadavres » le fait frissonner, et son odeur est même suffisamment âcre pour le faire tousser lorsqu’il la hume. De plus, il a le sentiment d’une recrudescence d’activité de ce Node, comme si beaucoup de Quintessence y avait transité récemment — sans doute à cause des problèmes liés à la Tour de Londres ? Les énergies lui apparaissent ici comme de larges tourbillons de mélasse, plus épais encore qu’avant, une remontée de Quintessence qui ne serait pas encore dégorgée ; puis il finit par distinguer de longs filaments noirs, semblables à ceux aperçus à la sortie de l’opéra, des filaments qui, contrairement à ce à quoi il s’attend, ne lui inspirent justement aucune sensation. Ces fils sont surtout présents le long de la ligne tellurique sud-est, celle qui va vers la Tour ; la ligne nord-ouest semble également un peu abîmée. En posant la main sur le tronc de ce côté-là de l’arbre, il la retire pleine d’une mousse spongieuse lui rappelant du pus, qui n’était pas là avant. Un examen plus approfondi lui permet de déterminer que les filaments sombres se sont infiltrés dans ces deux lignes telluriques pour y puise brutalement de la Quintessence. Dans les faits, la ligne qui a le moins souffert reste celle du sud-ouest, qui traverse le parc.
Floyd, de son côté, tape le sol du bout de sa canne à intervalles réguliers pour examiner l’endroit. Il ne lui faut pas longtemps pour remarquer l’état des quatre grosses racines extérieures et de celles, énormes, verticales, qui plongent dans la terre depuis le centre de l’arbre, très, trop profondes, même pour un tel végétal. L’Euthanatos essaye de percevoir des manifestations magyques inhabituelles de son point de vue ; plusieurs choses s’imposent alors à lui. Tout d’abord, le flux vital de l’arbre est inversé : il est bien vivant, mais semble capable d’absorber les énergies autour de lui, et pas uniquement de puiser lentement des nutriments dans le sol. Une personne s’endormant au pied de ce « vampire végétal » se réveillerait encore plus fatiguée qu’avant, par exemple. De plus, la « blessure » qu’il perçoit à son tour sur le flanc du chêne est d’ordre spirituel avant d’être physique. Enfin, ce qui surprend grandement Floyd, c’est l’absence totale de fantômes aux alentours de l’arbre. Il tente alors d’affiner sa perception, et vérifier si celui-ci existe également dans le Monde des Morts. Ce qu’il y trouve l’emplit d’effroi : d’innombrables silhouettes sont pendues aux branches de la version spectrale du chêne, deux fois plus grande que dans le monde des vivants. Floyd recule d’un pas : il comprend maintenant pourquoi ce végétal est si immense… il dévore également les fantômes.
Floyd hèle alors Liam, l’enjoignant à quitter cet endroit maudit au plus vite. Ils échangent rapidement ce qu’ils ont découvert. Ils décident de contourner le parc, quitte à ne pas trouver un point temporaire de Quintessence le long de la ligne (c’est toujours mieux que de prendre le risque de rencontrer Lady Hyde…). Pour Floyd, en tous cas, il est inutile d’essayer de purifier cet endroit, c’est peine perdue ; les Verbena feraient mieux de brûler cette plante véritablement dotée d’une conscience, même rudimentaire. Liam pense que la corruption demeurerait et qu’un autre arbre pousserait, de toutes manières… mais il est vrai que ce serait un premier pas, et il veut bien en parler à son Mentor.
Créatures de la nuit
Lorsqu’ils s’éloignent, ils ont presque l’impression que l’arbre les observe. Ils commencent à longer la grille nord de Hyde Park. Au bout d’un moment, Liam perçoit de petits bruits de pas feutrés, plus légers que ceux que produiraient des pieds chaussés. Il essaie d’attirer l’attention de Floyd, qui n’entend rien, sur ce détail, et ils finissent par à nouveau s’énerver l’un contre l’autre. Mais un moment plus tard, ils s’arrêtent : cette fois, tous deux ont entendu un bruit plus fort dans les fourrés, comme si quelqu’un ou quelque chose venait de détaler brusquement. Reprenant leur marche, ils perçoivent encore plus tard le même genre de bruit, mais toujours rien en vue. Hâtant le pas, ils parviennent enfin au coin nord-ouest de Hyde Park. Floyd fait observer qu’il est à peine 9h, et que pourtant, on ne voit personne, pas même un fiacre, dans cette rue pourtant d’ordinaire plus fréquentée. En fait, il ne comprend même pas pourquoi il s’est laissé entraîner dans cette aventure, et ne voudrait qu’une chose, un endroit où se réchauffer. Liam, amusé, suggère de partager leur chaleur corporelle, puis éclate de rire devant la tête de Floyd, qui n’apprécie pas la plaisanterie.
Leur conversation est interrompue par de nouveaux bruits dans les fourrés : les échos d’un bref combat, un croassement, puis un miaulement. Des buissons jaillissent alternativement un gros chat noir et Crumpet, qui indique à Liam que le félin les suivait depuis l’arche de Hyde Park située près du Node de Tyburn Gallows. Floyd essaie de se rassurer en disant que sans doute le chat ne les suivait-il que parce qu’il était affamé ; Liam n’est que moyennement convaincu. Il parvient tout de même à résister au désir pressant d’aller dans le parc voir ce qui s’y passe.
Alors qu’ils continuent leur route, ils entendent approcher un fiacre. Il ne s’agit toutefois pas de la berline d’Andrew – pour commencer, ces chevaux-ci sont blancs. Le véhicule s’arrête à une cinquantaine de mètres de là, devant l’une des grilles du parc, et Floyd suggère de changer de trottoir : à cette heure-ci de la soirée, en hiver, les grilles ne sont-elles pas censées être fermées ?… En traversant la rue, les deux mages jettent un rapide coup d’œil, ils voient le cocher ouvrir la portière, laissant descendre un homme aux cheveux blonds mi-longs, mince et de petite taille, vêtu d’habits gris clair et d’un chapeau et d’une cape de la même couleur. Mû par son instinct, Liam cherche à percevoir s’il y a un motif vital en lui, et doit se rendre à l’évidence : cet homme-là n’est pas vivant, même s’il les salue aimablement, un sourire aux lèvres (sourire que Liam trouve néanmoins quelque peu vicieux). Ils s’éloignent, mais l’inconnu, sans jamais cesser de sourire, ne les quitte pas du regard tant qu’ils demeurent à portée de vue. A voix basse, Floyd met Liam en garde ; pour lui, le Verbena pourrait bien être jugé comme une « proie facile » par une telle créature, si celle-ci venait à le trouver suffisamment faible et pitoyable, d’autant plus qu’il n’a jamais affronté de vampires – c’est là que l’Euthanatos révèle que ce n’est pas son cas, et qu’il dispose d’une petite expérience en la matière, même s’il ne doit sa victoire qu’à la chance et à un « allié surprenant », qu’il ne mentionne pas pour le moment.
La nuit, tous les chats sont gris
Une fois hors de vue, Liam finit par repérer à nouveau la ligne de force, là où elle émerge du parc. Ils la suivent jusque dans une série de rues. Le quartier est de type résidentiel, plutôt cossu, et les lumières brillant aux fenêtres des demeures de chaque côté indiquent que ces gens qui sont encore chez eux ne sortiront sans doute plus ce soir. Il y a tout de même quelque chose dans l’air, une sorte de tension. Liam remarque un gros chat noir aux yeux jaunes, installé sur la boule en pierre d’un montant de portail, qui se lèche tranquillement la patte. Sans doute est-ce toute cette tension qui le pousse à se méfier de tout : sautant brusquement sur le chat pour l’attraper, il manque son coup, et vient donner du nez contre le pilier. Floyd l’examine rapidement, touchant du doigt son nez en sang et sa lèvre fendue, pour garder un peu de ce sang, tandis que Liam s’essuie avec un mouchoir vaguement propre tiré de l’une de ses nombreuses poches. Floyd utilise ensuite ce sang pour attirer à lui le chat, d’une brève impulsion mentale.
L’animal se laisse caresser, puis saisir au collet pour être placé dans les bras de Floyd. Il continue de lécher le pouce du mage, visiblement content du goût qu’il trouve au sang de Liam. Le Verbena, lui, reste méfiant, et siffle Crumpet. Le chat grimpe alors sur les épaules de Floyd, qui, tout d’un coup moins à l’aise, demande à son ami de l’enlever de là. Peine perdue : le chat se met à cracher dès que Liam s’approche. Lorsqu’il essaie malgré tout de le saisir, la bête s’accroche alors à Floyd de toute la force de ses griffes, lui labourant le visage au passage. On assiste alors à une scène fort épique, dans laquelle Floyd court à travers toute la rue en lui hurlant qu’on lui enlève cette sale bête de là, Liam reste interdit, ne sachant trop que faire, et les serviteurs des maisons alentours penchés aux fenêtres murmurent qu’il doit s’agir de deux ivrognes, et qu’il serait temps qu’ils s’en aillent. Finalement, Floyd parvient à s’approcher suffisamment d’un muret à la hauteur du chat pour que celui-ci descende de sa tête, non sans lui administrer un dernier coup de griffe vicieux, comme satisfait de son œuvre, en plus.
Floyd ramasse son chapeau, essayant de conserver le peu de dignité qui lui reste, et refuse de laisser Liam le soigner avant qu’ils ne soient partis de là. Les deux mages trouvent une porte cochère sous laquelle se dissimuler ; tant bien que mal, Liam éponge le sang qui coule encore, mais Floyd refuse de le laisser faire quoi que ce soit magyquement parlant, car il commence vraiment à en avoir assez. Il se contente de prendre le mouchoir (un peu plus propre, cette fois) de Liam pour le glisser sous son chapeau et pouvoir ainsi continuer de porter ce dernier (et cacher la misère).
C’est un Node, ça?!
Enfin, leur long périple vers le Node reprend. Crumpet arrive sur ces entrefaites (il a volé depuis le parc, où il gardait un œil sur le vampire), et achève de remuer le couteau dans la plaie en disant que dès qu’il n’est pas là, les deux mages ne font que des conneries. Floyd se mure dans le silence et se contente de suivre Liam, jusqu’à une impasse dans laquelle semble passer la ligne tellurique. Liam aperçoit un serviteur sortir par la porte arrière d’une demeure, et vider une caisse de déchets sur un tas d’ordures ; en se hissant pour regarder un peu mieux par-dessus le mur, il lui faut se rendre à l’évidence… ce tas de détritus semble être le Node tant convoité.
Quand Floyd voit cela, il craque, commence à enguirlander Liam en lui énumérant tout ce qu’il a enduré pour en arriver là, envoie le Verbena au Diable, et tourne les talons pour rentrer à Amberville Hall, quitte à ce que ce soit à pied. Liam, quant à lui, refuse de se laisser décourager pour si peu, et attend que les lumières aux fenêtre de la demeure concernée se soient éteintes pour se glisser subrepticement dans le jardin à la faveur de l’obscurité. Force est de constater que sa vision du Prime ne l’avait pas trompé, et que de la Quintessence est bien emmagasinée dan les ordures… Tirant à nouveau son mouchoir, il le pose sur le tas d’immondice pour s’y asseoir pour méditer. Hélas, les odeurs méphitiques émanant de la caisse finissent par le troubler malgré son habitude des bas-quartiers, et il se retrouve enfoncé jusqu’à la taille dans ce tas, dont il a bien du mal à s’extirper, couvert de déchets et sentant très clairement la mort. Il lui faut se résoudre à emmener avec lui du Tass plutôt que de puiser directement à la source, trop déconcentré qu’il est à présent. Avisant un cageot, il le remplit d’ordures dans un silence morose, et repasse la grille sur fond de chien hurlant quelque part dans le lointain, et Crumpet en profitant pour lui dérober au passage une épluchure restée accrochée dans ses cheveux.
Le Verbena finit pas repérer Floyd à ses râleries fort sonores, et le rattrape – l’Euthanatos, qui s’est perdu, est en train de tourner en rond dans la quartier, agaçant prodigieusement ses habitants, dont l’un finit même par lui jeter un shilling pour qu’il s’en aille. Floyd est atterré devant l’air pitoyable de Liam, avec son cageot dans les bras : « Vous n’allez tout de même pas ramener cela ? » demande-t-il, ce à quoi Liam lui répond, pince-sans-rire, qu’il va même le faire infuser. En sortant de la rue, ils aperçoivent de nouveau un chat – un tigré, cette fois – qui semble les narguer du regard. Arrivés sur Broad Walk, enfin, deux fiacres passent, puis un cab, quelques minutes plus tard. Floyd hèle le cocher, qui les regarde d’un ait fort perplexe ; il accepte de les conduire à Belgravia (Floyd le paie en conséquence), mais demande à ce que Liam voyage sur le marchepied, vu l’odeur qu’il dégage.
Alors qu’ils font route en direction du quartier où se trouve Amberville Hall, Liam, pris d’un soudain pressentiment, lève les yeux. Là, dans le ciel nocturne, au sud-est de la ville, se sont répandues des volutes violettes et rougeâtre… justement là où se trouve la Tour de Londres. Le Verbena est en train d’assister à une aurore boréale au dessus de la capitale britannique… Et l’espace de quelques secondes – est-ce à ses yeux seulement ? – une volée de points sombres s’élève, des oiseaux au plumage noir, qui se rassemblent en une masse prenant la forme d’un immense corbeau – puis disparaissent, laissant à nouveau apparaître le ciel à l’étrange couleur.
Pour Liam, le message est clair : Badb a parlé…