Coursives

Another Letterkeen

Le repos des mages n’est pas des plus vides en ce qui concerne leurs rêves, puisque Liam et Charles se retrouvent dans un lieu ressemblant fort à la chapelle onirique de Letterkeen, où le Verbena avait laissé Ezekiel… mais une chapelle transformée, vieillie, aux murs suintants et aux bancs vermoulus sur lesquels rampent paresseusement de gros asticots blancs. A l’extérieur de l’église, partout sur les arbres, le toit, les barrières et les pierres tombales, massés les uns contre les autres en rangs serrés, des corbeaux noirs aux yeux rouge sang les regardent tous deux dans un silence de mort. Alors que Charles batifole quelque peu, allant même jusqu’à saluer les corbeaux de son chapeau, Liam fait les cent pas, nerveux: non seulement cet endroit n’est pas censé avoir cet aspect, mais de plus, il est saisi d’un curieuse impression, comme si le rêve en lui-même était trop plat, sans relief. Lui-même apparaît à Charles comme plus sombre, et de véritables plumes lui tiennent maintenant lieu de cheveux par endroits — si véritables que lorsque son compagnon lui en arrache une, cela lui cause une douleur aiguë.

Charles refuse tout d’abord de croire que leur passage dans le Monde de l’Oubli était autre chose qu’un simple rêve, et de se voir rappelé à la réalité n’est pas trop pour lui plaire. Liam lui rappelle tout de même pourquoi ils sont là (éviter la destruction de Londres, notamment), et ajoute qu’il serait bon de retrouver l’esprit de Floyd, pourquoi pas en passant par l’Oneiros, tant qu’à faire. Il a toutefois beaucoup de mal à localiser une corde d’argent, ceci dû à l’anormalité du lieu et aux sensations qu’il lui inspire. Enfin, un fil localisé, il s’en saisit. C’est alors seulement que Charles remarque les trois longues marques noires sur la main de Liam, à l’endroit où les aiguilles avaient pénétré. Liam se demande s’il ne s’agirait pas d’une marque de corruption, vu ce pourquoi il avait donné son sang, mais repousse pour le moment cette idée pour mieux suivre le fil, qui les mène à nouveau dans l’église.

Les Coursives

Cette fois, il se retrouve non pas à l’extérieur, mais dans un long couloir plongé dans la pénombre, au sol grillagé fait de métal rouillé sur lequel résonnent les pas, aux murs sales et lépreux couverts d’une substance qui pourrait être de la suie, ou peut-être du sang séché. L’endroit est peu engageant, mais Charles, ne désirant pas rester seul derrière, suit tout de même Liam, toussant un peu dans cette atmosphère sentant la vieille poussière et le renfermé. D’autres bruits de pas résonnent, devant eux, ou peut-être derière, ils ne sauraient le dire. Curieusement, alors qu’il y a suffisamment de lumière pour qu’ils puissent voir où ils vont, ils ne peuvent discerner la source lumineuse exacte. Liam essaye de siffler, pour voir si cela attirerait l’attention de quelqu’un, et toque contre un mur, dont l’écho est lui aussi métallique, même si curieusement étouffé.

Bien que personne ne réponde, soudain, des crissements retentissent, une porte claque, et s’élève le bruit grinçant d’une vanne de métal que l’on tourne. Ils ne voient cependant toujours pas de porte. Alors qu’ils se mettent en marche, un léger tremblement agite le sol, accompagné d’un grondement sourd, comme celui d’une bête… ou d’une machine. Son et sensation les accompagnent tout au long de leur progression, dans ce couloir qui ne semble pas vouloir finir. Sans prévenir, Liam s’arrête, tend les mains de chaque côté, et se rend compte qu’il peut en fait toucher les deux murs, ce qui commence à faire monter en lui une certaine panique à l’idée d’être enfermé ainsi. Charles n’a pas l’occasion d’essayer de le calmer: quelque part, une nouvelle vanne est tournée, et une porte s’ouvre dans leur dos, bardée de métal à la manière d’une cellule, porte qui néanmoins reste ouverte lorsqu’ils s’en approchent.

L’intérieur de la pièce est fort semblable à la salle de quarantaine du vaisseau : même type de murs, et mêmes couchettes inconfortables. Charles tape du bout de sa canne sur une ombre… qui s’éloigne en rampant. Aucune fenêtre, ce qui contribue encore à mettre Liam mal à l’aise, surtout lorsque la porte claque sur eux, les bloquant dans ce lieu confiné. Charles reste très calme, et parvient cette fois à rassurer son compagnon. Tandis que Liam cherche un autre moyen de remonter le fil d’argent, des voix étouffées leur parviennent, celles de deux hommes en pleine dispute. Ces voix se font plus fortes au moment même où les deux mages tirent sur la corde censée menée à Floyd afin de forcer un passage, et très vite, ils peuvent discerner une partie de la conversation :

« Cela fait-il longtemps que vous êtes au courant ? (voix inconnue)
– Approximativement six mois. Je n’ai pas appris cela volontairement. (voix de Wilson)
– Et c’est tant mieux. Comptez-vous l’annoncer à votre mère ?
– Non, mais j’exige des explications.
– Je ne vois pas en quoi je donnerais réponse à de telles exigences.
– Oh, mais je suis parfaitement en position d’exiger cela, Père. J’en sais suffisamment au sujet de vos malversations, des réfugiés déplacés, et des cobayes pour vos expériences. Alors vous allez me dire ce que j’ai à savoir sur cette jeune personne, ou je vous briserai.
– Très bien. Je vois que vous ne me laissez pas le choix. Vous êtes bien mon digne fils… »

Puis les voix se brouillent, et un rai de lumière apparaît au fond de la pièce, révélant la présence d’une nouvelle porte métallique. Liam l’ouvre à la volée d’un violent coup de pied, pour arriver… dans une autre coursive, toujours sans fenêtres, celle-ci s’ouvrant très vite sur un escalier de métal qui descend.

Oiseau de bon augure ?

Cherchant à s’orienter, Charles remarque au mur une pancarte, portant une flèche et un simple texte : « This way to certain doom. » Plus loin, en bas, un palier avec un autre panneau, donnant sur une autre passerelle : « To a watery grave. » Toujours aucun signe de vie de Floyd, bien que Liam siffle à plusieurs reprises entre ses dents dans l’espoir d’attirer l’attention, psychiquement parlant, de son ami. Au troisième palier, encore une pancarte : « That way madness lies. » Charles y reconnaît une citation du King Lear de Shakespeare.

L’escalier continue de descendre, mais ils choisissent de rester dans cette coursive, ne sachant trop ce qu’ils trouveraient plus bas encore, d’autant plus qu’ici, contrairement aux autres couloirs, se trouvent de chaque côté toute une série de portes. Liam tire à nouveau sur le fil d’argent pour s’assurer qu’ils suivent bien la bonne piste, et rencontre une résistance inattendue. Un bruit résonne, celui d’un objet qui tombe. Liam tire plus fort. Dans un curieux croassement, une petite silhouette vole alors vers lui : un perroquet tout vert, au bec jaune, à la patte duquel est accroché le fil, et qui se pose sur son bras, l’air tout aussi terrorisé que le Verbena.

Voletant de l’un à l’autre, le perroquet émet toute une série de bruits, comme s’il cherchait à communiquer avec eux. Tous deux décident alors de suivre ce qui semble bien être une émanation de l’esprit de Floyd (ce fameux perroquet qu’il avait naguère tué sans explications, à Bedlam ?…). Alors seulement, ils prennent conscience de l’aspect des portes le long du couloir. Toutes de métal, chacune représente un dessin stylisé, à la manière d’une lame de tarot : un homme, dos tourné, mains étendues portant deux grosses pièces bien rondes ; une salamandre aux yeux clos, sa queue s’enroulant autour du cadre de la porte ; une flamme qui s’incurve…

Arrachant une plume au perroquet, Liam la lance dans le couloir, et suit la direction qu’elle a prise. Les deux mages se rendent compte au bout d’un moment que sur les portes, toutes les créatures représentées, qu’elles soient humaines ou non, ont soit les yeux clos (ou pas d’yeux du tout), soit leur tournent le dos. Une expression de l’inconscient de Floyd, d’Eric, voire même des deux ? Quand Charles tend la main vers l’une des poignées, le perroquet s’agite et signale cela à Liam, qui a tout juste le temps d’empêcher son ami d’ouvrir cette porte, supposant qu’il s’agit d’une mauvaise idée. Au loin, le claquement d’une porte les ramène à ce qu’ils sont venus faire ; hâtant le pas, courant presque, cette fois, ils se remettent en route, entre ces battants de métal aux gravures toutes différentes… Et le couloir qui semble n’avoir pas de fin !…

La dame aux épées

Agacé, Charles essaie de brusquer un peu les choses, et manipule le rêve pour marcher au plafond, cherchant par là à faire apparaître une sortie. Le rêve se retourne effectivement, mais pour mieux l’abandonner dans une pièce carrée, sans issue, sinon une nouvelle porte de métal, sous une arche, représentant une femme en robe surannée (datant du Moyen-Âge, peut-être ?). Les yeux clos elle aussi, ses longs cheveux ondulés dansant autour de son corps et dans son dos jusqu’à toucher le sol, elle porte une étrange couronne dont les sept pointes semblent flotter à quelques centimètres de sa tête, et tient une longue épée mortuaire dans chaque main, ces mêmes lames croisées comme pour interdire l’accès à ce qui se trouve derrière la porte. Derrière elle, un champ jonché d’innombrables épées et sabres plantés en terre. En la voyant, Charles est saisi par une impression des plus malsaines, et se dit qu’il devrait la montrer à Liam… qui n’est plus là. Liam, lui, s’est également retrouvé seul, n’obtenant aucune réponse lorsqu’il appelle Charles.

Ne sachant que faire, Charles se conjure alors un chevalet, une toile et des pinceaux (…avec un béret de peintre sur sa tête), et commence à reproduire la femme aux épées. Liam, lui, parvient à « repérer » son compagnon, au dessus de lui, et cependant absent… Touchant le mur de sa main, il y modèle une échelle, aux barreaux rouillés comme tout le reste, et y grimpe pour atteindre le plafond où il se forge ensuite une trappe. Parvenu dans la pièce où se trouve Charles, une certitude l’étreint : la présence qui la baigne lui évoque la résonnance ressentie à Coventry… ainsi qu’une certaine ressemblance avec les échos laissés par le Mangerêve.

Ignorant les protestations de Charles qui veut terminer son tableau (« Mais vous n’avez plus besoin de le peindre pour me le montrer : je suis là et je le vois ! »), il le saisit par le bras et l’entraîne par la trappe, juste à temps, semble-t-il, car de l’arche s’élèvent alors des ombres noires qui envahissent tout, pièce et tableau y compris. De retour dans le couloir qu’ils commencent à juger comme « normal », ils se demandent ce que cet endroit pouvait bien être. Une porte dérobée ?

Statuesque

Reprenant la plume arrachée au perroquet, Liam souffle une nouvelle fois dessus pour se laisser guider. Elle se pose sur un mur nu, après un soudain coude du couloir. Liam touche ce mur, y ouvrant une autre porte dérobée. Celle-ci donne sur une pièce fort familière, surtout pour Charles : l’ancien bureau de travail de son père, à Amberville Hall, demeuré inchangé depuis vingt ans. Il y manque toutefois la statue noire de Kali. De plus, émanant de la fenêtre, il y règne une lumière blafarde, légèrement bleutée, baignant deux silhouettes : le père de Charles, tel que ce dernier l’a connu par l’entremise des tableaux dans son hôtel particulier, et un autre homme, debout en face du bureau, et tournant le dos aux nouveaux arrivants. Pas de trace néanmoins de la marque qu’avait laissée Floyd sur le chambranle de la porte, lors de leur précédente visite onirique en ce lieu.

Les deux hommes sont en pleine discussion :

« Mais enfin, vous n’y pensez pas ! (le père de Charles)
– J’ai bien peur que la menace soit très sérieuse. J’en suis absolument certain. Ce qui est écrit est écrit. (l’inconnu)
– Que me conseillez-vous, alors ? Nous n’allons tout de même pas avoir recours au sacrifice !
– Certainement pas.
– Il va falloir aller chercher cette statue au plus vite, sinon je crains que– »

La conversation s’interrompt à ce moment, car Charles s’est avancé, entrant dans la pièce. Les deux hommes restent parfaitement immobiles dans le silence glacé. Liam demande ce qu’ils font chez Charles, ce à quoi Charles rétorque : « Comment savez-vous que c’est chez moi ? » Liam est quelque peu contraint de lui avouer qu’il y a peu, ils avaient sans trop le vouloir fureté dans la version onirique d’Amberville Hall. S’approchant des silhouettes, ils comprennent alors le pourquoi de leur immobilisme : qu’il s’agisse du père de Charles ou de l’inconnu, en costume et chapeau des plus classiques, ce sont tous deux des mannequins, aux visages lisses, aux yeux vides et sans âme, aux expressions figées. Un peu secoué, Charles se dirige vers le coffre à liqueurs qu’il sait pouvoir trouver là pour se servir un verre… puis en servir à Liam et au perroquet par la même occasion (« Maggie wants spirits », caquète ce dernier).

Fort agacé, Liam finit par appâter l’oiseau pour qu’il les mène à Floyd. Et bien lui en prend : car le perroquet se précipite alors contre la fenêtre… qu’il traverse, pour ne plus réapparaître. Du moins est-il clair maintenant qu’ici également, les fenêtres, comme sans doute aussi l’eau et les miroirs, sont des points de passage…