Vol de nuit

Exploration

Comme Floyd l’a compris en furetant à droite et à gauche sous l’identité de Wilson, le vaisseau est en vol stationnaire au dessus des nuages depuis un certain temps maintenant, aux abords de Londres. A la mention d’une famille Amberville ici aussi, et bien connue avec cela, le jeune médecin s’inquiète, réalisant qu’ils risquent bien plus ici que d’être interrogés sur leur monde: que se passeraient-ils s’ils venaient à rencontrer… leurs propres doubles? Après tout, puisqu’il y a deux Morton et deux Aidan, ceci ne serait pas impossible, et la Réalité n’apprécierait sans doute pas. Ceci dit, Frank Marbury n’a pas reconnu Charles comme étant un Amberville: il y a donc peut-être de l’espoir. Quant à espérer un éventuel soutien de cette famille… qui sait?

Foyd ne sait pas exactement ce qu’il se passe pour l’instant, n’ayant saisi que des bribes. Se faire passer pour Wilson lui a certes ouvert quelques portes, et surtout empêché de se retrouver isolé comme “civil” ou même jeté à fond de cale, mais l’équipage semble également l’éviter quelque peu, voire le considérer un peu différemment d’un lieutenant, pour certains. L’esprit de Wilson, lui, est toujours là, bien que prisonnier à son tour, et Floyd a accès à une petite partie de ses souvenirs, ce qui lui a justement permis de se faire passer pour lui. Il est certain maintenant que quelque chose se trame en coulisses, qui lui échappe encore. Une querelle? Un conflit larvé? C’est certain, il leur faut décamper d’ici au plus vite, et si possible essayer d’emmener Ada et Leslie avec eux. Charles reste d’une opinion mitigée: il espère encore pouvoir sauver un peu plus de monde que cela, ce que Floyd reconnaît de bonne grâce, déchiré entre son propre coeur et le pragmatique en lui qui lui affirme qu’ils ne sont pas en mesure d’apporter une grande aide à ces gens, et feraient mieux de s’occuper d’eux-mêmes d’abord.

Décision est prise pour commencer de se mettre en quête de Leslie et Ada. Etant en compagnie de “l’officier Wilson” (qui a remis ses lunettes), ils ont plus ou moins libre circulation, et en profitent bien. Les coursives sont bien moins fréquentées qu’avant, vu l’heure tardive et la présence de l’équipage de quart uniquement. En sortant de la salle de repos, Charles a une drôle de surprise: il se retrouve à nouveau dans la même pièce, incapable d’en sortir. Pour Liam et Floyd, la réalité est autre: ils le voient tout simplement faire demi-tour et rentrer dedans comme si de rien n’était. On dirait bien que les actions de Charles à la Tour de Londres l’ont laissé victime d’une certaine tension… paradoxale. Heureusement pour lui, du moment que Liam ou Floyd le tient pour passer une porte, la situation semble à nouveau normale.

En route dans ce labyrinthe de couloirs étroits, d’escaliers et de passerelles, ils croisent quelques personnes, dont un jeune homme d’une vingtaine d’années, un caporal en uniforme gris du nom de Kenneth Buckley, qui fait froid dans le dos à Liam: son apparence ainsi que les coutures courant le long de son cou révèlent son état de Ranimé. Usant de son soi-disant rang, Floyd/Wilson se fait indiquer par un moyen détourné l’endroit où pourrait se trouver Ada: sans doute de le quartier des officiers, à l’arrière du navire. En repartant, Floyd ne sait pas s’il doit être lui aussi effrayé ou extatique: ces gens ont réussi à ranimer leurs morts, et quelque part, cela le fascine…

Ils continuent leur exploration, se perdant un peu en chemin, jusqu’à trouver une trappe menant à l’extérieur, où ils se rendent comptent qu’il fait très froid. Leurs pas les mènent ensuite du côté de la passerelle; du local attenant où se trouve le poste de radio, ils entendent d’ailleurs la voix du capitaine chargeant froidement l’officier de radio de, ni plus ni moins, « dire au Prince de Galles qu’il n’enverra pas ses hommes au casse-pipe juste pour ses beaux yeux, et qu’il peut aller se faire mettre, chose qui ne sera pas difficile pour lui au demeurant vu qu’il a l’habitude ».

Floyd se hérisse en entendant cette voix, et Liam lui confirme que oui, c’est bien sa voix, même si très éraillée… mais qu’ici, au moins, il est humain et pas mort-vivant. Charles, tout guilleret, tente d’entrer seul dans la pièce, ce qui jette bien entendu un grand blanc, étant donné que capitaine et officier le voient, lui, entrer et ressortir sans un mot. Bien entendu, comme Clarick veut tout de même savoir « ce qu’ils foutent plantés là » (sic), une petite discussion un brin tendue s’engage, durant laquelle Floyd tâche de son mieux d’agir en Wilson.

Selon les dires du capitaine, la Tempête de Réalité qui fait rage au dessus de Londres depuis une bonne vingtaine d’heures rend impossible toute approche dans l’espace aérien de la capitale. Floyd cherche une fois de plus à savoir où sont Leslie et Ada, devenant par moments presque menaçant; et pourtant, Clarick semble s’en ficher comme d’une guigne, ce qui pour lui n’est pas bon signe. Néanmoins, comme Clarick lui-même devait justement retourner vers les quartiers des officiers après sa ronde sur la passerelle, ils en profitent pour le suivre sans trop avoir à révéler que Wilson n’est pas lui-même et qu’ils sont perdus.

Maintenant qu’ils sont guidés par quelqu’un qui connaît les lieux comme sa poche, les trois jeunes gens réalisent vraiment combien ce vaisseau est différent dans sa conception, par rapport au peu qu’ils connaissaient des navires de leur propre monde (pourquoi donc ce tel entrelacs de coursives, qui ne facilite pas les déplacements?…). La passerelle est de toute évidence à l’avant du bâtiment, pour faciliter la visibilité, les quartiers d’équipage sont au centre, ceux des officiers à l’arrière; cuisines et infirmerie sont au pont inférieur, avec plus bas encore la salle des machines où ronronnent les gigantesques moteurs du dirigeable. Quant au pont médian, il abrite le système d’armement — canons et “boucliers” — ainsi que ce que Clarick a nommé de façon très sobre l’Impulseur de Vide, avec ses lanceurs de balises ouverts sur l’extérieur de la coque.

Le trajet se fait en silence, aucun des mages n’ayant vraiment envie de parler. Une fois arrivés aux quartiers des officiers, Clarick leur indique d’un signe de la main l’endroit où se trouve la cabine d’Ada, puis leur ordonne de le rejoindre dans ses quartiers à lui une fois qu’ils auront fini, car il a à leur parler.

Sous le ciel

Un petit moment se passe lorsqu’ils toquent à la porte (il est tout de même trois heures du matin: sans doute Ada devait-elle dormir). Lorsque le lieutenant leur ouvre enfin, elle est malgré tout en chemise et pantalon d’uniforme. Leslie n’est pas avec elle, mais elle confirme par contre que, conformément à leurs craintes, la Tempête au dessus de Londres est certainement dûe à leur arrivée dans ce monde.

Floyd lui demande un peu d’eau afin de se rafraîchir et de ne surtout pas succomber au sommeil, car Wilson est en déjà en train d’essayer de reprendre le dessus. Il insiste afin de savoir s’il ne serait pas possible d’aller tout de même à Londres. Ada est formelle: si l’hydroquintessence contenue dans le ballon venait à entrer dans la zone de perturbation, toute la structure magyque de l’appareil s’en trouverait disloquée, et le vaisseau avec elle.

Les trois hommes lui font part rapidement de ce qui arrive à Charles et de ce qu’ils ont brièvement entendu à la radio, demandant s’il n’y a vraiment aucun moyen. Du moins, au vu de la réaction du capitaine tantôt, Ada peut-elle leur dire qu’il ne se laissera pas mettre si facilement sur une nouvelle mission sans passer d’abord par Londres ou une ville proche pour que l’Edinburgh se ravitaille. D’après ce qu’elle a entendu dire, l’équipage a eu une sérieuse échauffourée à Worcester, deux jours auparavant, et si la situation se prolonge plus de quelques heures, ils feront alors avant tout escale à Oxford; le dirigeable peut bien aller jusqu’à 40 noeuds, et ils y seraient assez rapidement. Floyd exprime son étonnement devant ce prodige, avant de demander où se trouve “Ginger… je veux dire, Wade” — chose qui fait sourciller Ada. Sans doute Leslie est-elle en salle des machines.

Le lieutenant suggère à Floyd de faire un détour par l’infirmerie afin d’y rencontrer le Réanimateur en chef et de voir ce qui peut être fait concernant Wilson, qui commence à s’agiter. Floyd ne peut s’empêcher de se demander quelle est exactement la relation d’Eric avec ces deux femmes; il envie Ada, cela est clair, mais sur quel sujet… Peut-être à cause de Wade, suggère Liam, qui a surpris le regard que lui adressait Wilson à la cathédrale de Coventry…

Ils se rendent tous les quatre à l’infirmerie, en faisant un détour par les coursives situées directement sous le ballon, car Liam a un besoin de plus en plus pressant de voir l’extérieur, ne serait-ce que par un hublot. Une demi-lune décroissante jette sa lumière blafarde sur des nuages qu’ils ne peuvent voir de là où ils se trouvent. Charles sort sa boîte de cigarettes, et se voit arrêté juste à temps par Ada: craquer une allumette si près du ballon pourrait être dangereux. Floyd reste silencieux et songeur, puis finit par demander à Ada s’il serait possible d’avoir des stimulants à l’infirmerie. Elle leur montre le chemin sans protester; cette demande n’a pas l’air de la choquer plus que cela, et il y a fort à parier que plus d’un soldat ici a recours à quelques médicaments de ce type afin de tenir le coup…

En route, Floyd suggère aux deux autres d’aller dormir, ce qu’ils refusent, surtout après leur rêve (qui, selon Liam, ne venait pas d’Ezekiel cette fois… la résonnance en était bien trop différente). C’est là qu’ils entendent pour la première fois parler, de la bouche d’Ada, des Marchands de Rêves, qui, dit-elle, n’arrivent plus toujours à grand chose malgré leurs efforts.

Home, Chief Reanimator

Arrivés à l’infirmerie, sur l’un des ponts inférieurs à la poupe, dont la plaque est ornée d’une croix bleue, une voix bourrue leur demande ce qu’ils veulent avant de les laisser entrer. A l’intérieur, ils voient tout d’abord deux pièces en enfilade, dont lits et armoires sont tous boulonnés au sol et aux murs. A l’autre bout de la pièce, assis sur un tabouret, un Ranimé est en train de se faire recoudre l’avant-bras par un médecin en blouse blanche dont le visage émacié affichant la quarantaine bien tassée révèle qu’il ne doit pas souvent sourire. A cette vue, Liam se saisit de la première bassine qu’il voit, et c’est à son tour d’y rendre ce qu’il a mangé peu de temps auparavant.

Cela ne perturbe ni le médecin, ni le Ranimé qui, sa “maintenance” achevée, repart en saluant de la main, laissant le docteur se saisir d’une canne posée contre sa chaise et claudiquer vers les nouveaux arrivants, de l’air de quelqu’un qui en a très clairement marre de beaucoup de choses. Il se contente de leur demander de quel type de stimulants ils ont besoin — de toutes façons, tout le monde ici en prend trop à un moment ou à un autre. Tandis qu’il déverrouille une des armoires, plus intéressé par le cas de Charles que par les autres, Floyd en profite pour subtiliser un flacon de morphine et une seringue, qu’il dissimule dans une poche de son manteau d’uniforme.

Le docteur Home — car tel est son nom — se rend tout de même compte assez rapidement de ce que “le lieutenant Wilson” n’est plus exactement Wilson physiquement, bien que la ressemblance reste tout de même troublante. Floyd lui demande s’il peut s’occuper de Liam et de Charles; ceci n’est pas exactement son boulot, puisque lui est, de fait, justement le Réanimateur en chef. Néanmoins, comme il n’a plus trop de travail pour le moment et que cela lui est quelque part bien égal, il accepte d’examiner la blessure de Charles (cela aura au moins le mérite d’empêcher ledit Charles d’essayer d’ouvrir toutes les armoires, et de déranger les patients dans la ou les autres pièces). Liam reste dégoûté… il n’est même pas sûr que le Réanimateur se soit lavé les mains avant de les toucher!

A la vue de la main de Liam, d’ailleurs, Home laisse échapper un sifflement qui pourrait passer pour admiratif: « Hé bien, le Clarick ne vous a pas raté, vous» , avant de refaire son pansement et de passer à Charles: « Ca va, c’est juste une petite morsure ça, vous aurez une petite circatrice et c’est tout. » Charles laisse échapper un cri lorsque le “médecin” incise les chairs nécrosées pour bien nettoyer le tout à l’alcool: « Dites-donc, vous êtes un soldat ou une fillette? » Ceci dit, à la demande de Floyd, il a tout de même droit à « une petite piquouse pour la bleusaille ». Tout cela sent la routine à plein nez pour Home, entre les types à recoudre, ceux qui perdent des bouts de doigts dans les machines, le capitaine lui-même bourré de stimulants la moitié du temps, et les blessures diverses et variées que lui, Williams et leurs aides voient passer régulièrement ici. Pendant toute cette discussion, Floyd en a profité pour remplir sa seringue de morphine, désormais prête à l’emploi. Enfin, ils quittent l’infirmerie avec une petite provision de cachets de stimulants “au  cas où”, et rejoignent Ada dans le couloir.

Le pourquoi de l’Echelle

Au grand dam de Floyd/Wilson, Liam rappelle qu’ils devaient aussi aller voir le capitaine. Ada se fait un plaisir de les mener à ses quartiers et d’annoncer leur présence avant de retourner prendre un peu de repos.

La pièce de travail où ils pénètrent est — chose ô combien rassurante pour Liam, qui s’y précipite immédiatement — nantie d’un hublot; chose plus surprenante encore, ils y découvrent, en plus des armes et fusils divers alignés le long d’un mur et toutes les paperasses et livres de bord inhérents à un tel endroit, la présence d’un panier dans lequel se prélasse un petit bouledogue brun et blanc accompagné d’un Crumpet en train de grignoter une tranche de ce qui pourrait vaguement ressembler à du fromage. Le capitaine, présentement à son bureau en train de trier quelques papiers, hausse à peine un sourcil en les voyant arriver, et se contente de demander à Liam, désignant le corbeau du pouce: « C’est à vous, ça? Il s’est pointé avec Gladstone tout à l’heure. » Un moment de flottement plus tard, les trois jeunes gens réalisent qu’il parle là du chien, et non pas du ministre…

Clarick met de côté son livre de bord et, à leur première question, confirme qu’ils descendront sur Oxford à la première heure, car la tempête sur Londres ne semble pas se calmer, et le problème du ravitaillement se fait pressant (Crumpet vient de leur boulotter la dernière tranche de fromage, d’ailleurs). Il leur sert également de l’alcool; Floyd s’empresse de retirer son gobelet à Charles, « en ma qualité de médecin » (et se voit opposer un « et depuis quand vous êtes médecin, vous? » quelque peu sarcastique de la part de son supérieur hiérarchique). Bien évidemment, dès qu’il a le dos tourné, Charles trouve tout de même le moyen de goûter à ce liquide, pour conclure qu’il… ne veut pas savoir avec quoi c’est fait.

Parlons peu, parlons bien: le capitaine leur demande sans ambages ce qu’ils comptent faire (et avertit Charles de cesser de faire goûter son jus de mangue à tout l’équipage, car il a déjà dû remonter les bretelles à un Marbury un peu trop bavard, et aimerait éviter que des rumeurs se répandent). Pour Liam, le choix est tout trouvé: rentrer chez eux, ce que le Conseil du gouvernement ne les laissera certainement pas faire. Personnellement, Clarick serait plutôt de l’opinion de les renvoyer dans leur monde le plus vite possible, et de se débarrasser de l’Echelle au passage, ce qui semble quelque peu surprenant de sa part. Plus curieux encore, quand Charles lui propose de venir avec eux, il refuse tout net. Abnégation ou stupidité? se demande Charles, en réponse à quoi Floyd se met soudain à ricaner: « Vous n’êtes là que depuis une journée, alors ne prétendez pas savoir. » C’est à se demander si c’est bien Floyd qui est là, ou si Wilson est de retour…

Avant que le ton ne puisse monter, le capitaine clarifie la situation: l’Echelle avait pour but originel d’ouvrir un passage vers “l’Horizon” (Liam a déjà entendu parler de cela, de ce nom donné à de lointaines royaumes dans l’Umbra), dont le chemin était jadis praticable, mais a été depuis perdu, de même que celui vers l’Au-delà des morts. Wilson (hé oui, c’est bien lui qui est de retour) ajoute que leurs ancêtres avaient visité cet endroit, et que le souvenir qui en reste représente le seul espoir de sauver encore des gens. Il se trouve juste qu’ils ont trouvé un passage, certes, mais vers autre chose que l’Horizon — quelque chose de plus intéressant: une réalité, un monde parallèle, une Angleterre fort viable et intéressante pour y établir une colonie.

Sur ce point, il apparaît qu’en dépit de leur animosité réciproque, Wilson et Clarick sont d’une opinion fort semblable. Le gouvernement de Britannia ne se contenterait pas d’envoyer ses survivants et de demander asile: il enverrait d’abord l’équipement, l’armée, et les vaisseaux de guerre, dont les bloodships avec sans doute l’Edinburgh à leut tête, afin de coloniser les îles britanniques et de “rétablir” Charles VI sur le trône à la place de Victoria. Bien sûr, atteindre l’Horizon était la visée première, puisqu’on ignorait l’existence d’une Terre parallèle et bien réelle; or, une fois celle-ci connue, pourquoi le Roi irait-il se contenter d’une poche perdue au fin fond de l’Umbra? C’est là malheureusement l’opinion d’une majorité au sein du gouvernement. Et qui pourrait les en empêcher, après tout, alors qu’une seule frappe de l’Edinburgh pourrait raser la totalité de Londres en quelques minutes?…

Le jour où le monde fut divisé

Cette discussion fort inquiétante est aussi l’occasion pour nos trois larrons d’en apprendre plus sur le monde dans lequel ils ont atterri. Le plus grand danger, celui qui dévore cette réalité de plus en plus rapidement, n’est même pas les Dévorantes, mais la Disparition. Personne ne se souvient plus exactement de quand ce phénomène a commencé — et c’est qu’il n’y a pas que les souvenirs à partir: culture, passion, espoir… se retrouvent finalement emportés avec eux. Comment alors ne pas s’enthousiasmer pour une Angleterre si fascinante, qui n’aurait de plus pas les moyens de lutter contre une invasion aéroportée! Même si les trois mages venaient à mentir ou donner au Conseil les réponses qu’il veut entendre, cela ne serait pas une garantie, et pourrait même soulever bien des soupçons et les mener à la salle de torture.

Liam veut quand même savoir comment exactement ils ont perdu le chemin d’Horizon, et c’est là qu’ils se rendent compte de l’étendue du problème: en décodant les paroles de Clarick, ils comprennent que le Goulet, le voile entre Terre et Umbra, est tout simplement fermé, totalement fermé, sans plus aucun espoir de le briser… d’où la nécessité d’une machine de la puissance de l’Echelle, afin de littéralement déchirer ce voile et créer un trou, un passage, par la force brute. Le passage d’une petite troupe comme celle de Leslie, Ada et Eric ayant déjà causé un écho très fort au niveau de la Tour de Londres, autant dire que des bataillons entiers, des vaisseaux emplis de colons, causeront une catastrophe à l’échelle de toute la capitale, voire pire.

Là est le premier problème, le deuxième, pour Charles, étant de trouver un moyen de sauver tous ces gens malgré tout, car il ne démord pas de ce projet. (Il n’est pas besoin d’être grand devin pour se douter que le pouvoir actuellement en place serait partisan d’une invasion en masse. Et Charles qui propose follement de renverser ledit pouvoir, et pourquoi pas de mettre les Amberville sur le trône à sa place! « Ne plaisantez pas avec cela, elle pourrait bien décider de tous les massacrer », dit Wilson, laissant une fois de plus entendre que cette version-là de la famille de Charles n’est pas des plus recommandables. De toutes manières, si une telle action devait être décidée, nul doute que cela finirait en bain de sang, dans ce monde ou dans l’autre.)

La nuit est bien avancée, la fatigue se fait à nouveau sentir, et l’alcool aidant, tout ce petit monde, y compris Wilson, a de moins en moins le sentiment d’une discussion officielle. Une autre hypothèse, un autre élément, apparaît alors, qui soulève autant de questions qu’il ne donne de réponses. Alors que le sujet a dévié à nouveau sur le phénomène de la Dispersion, et en confrontant leurs dires à l’histoire de son propre monde, Clarick finit par émettre une hypothèse certes personnelle, mais qui fait tiquer Liam notamment, de par ce qu’elle impliqu:

Si effectivement il y a eu une divergence qui a mené à la création de ces deux mondes parallèles, il se souvient d’un événement qui pourrait être une clé, au dix-septième siècle — un événement? Un souvenir, plutôt, un souvenir de jeunesse, car il n’avait que douze ans, et se battait déjà aux côtés de sa famille, lors des guerres civiles. C’est à cette époque que le roi, en désespoir de cause, a donné l’ordre aux mages à son service d’intervenir, forçant ainsi l’adversaire à faire de même; la déchirure qui en a résulté fut si terrible que bien des sorciers y perdirent la vie sous l’assaut de “la Contradiction”, que les survivants en furent marqués à jamais, et que lui-même s’éveillé brutalement au pouvoir qui devait rester le sien, si brutalement d’ailleurs que ses souvenirs en restent flous. Liam commence lui aussi à voir où cela va les mener, et s’enquiert du lieu de cette bataille: Naseby, le 14 juin 1645…

C’est peut-être bien là la divergence responsable de tout. C’est en tous cas une hypothèse qui intéresse les deux hommes. A son tour pris d’un soupçon, le capitaine demande s’il y a aussi des gens comme lui dans le monde d’où viennent les trois mages, des gens aux yeux de ce bleu si particulier. Liam révèle en connaître deux, et rappelle d’ailleurs le fameux Livre au bon souvenir de ses compagnons, ce livre apparemment capable de rendre fou même un manipulateur de Réalité. A la connaissance de Clarick, un tel livre n’existe pas ici; par contre, son principe lui rappelle fortement une spécialité de certains membres de sa famille, et notamment de sa grand-mère maternelle, spécialisée dans ce genre de pièges magyques.

Liam finit par lâcher le morceau au sujet d’Aidan Stockwel, qui aurait soi-disant détruit le livre, mais serait surtout, à priori, l’équivalent dans leur monde du capitaine. Immédiatement, ce dernier s’inquiète de ce que cet homme fait usage ou pas du pouvoir de destruction inhérent à sa Lignée; ils doivent reconnaître qu’ils n’en savent rien (tout en espérant que ce n’est pas le cas!), et qu’en tous cas, il est un peu spécial, pas un mage comme eux, mais quelque chose d’autre… « Une espèce mythique disparue chez nous, » ajoute Wilson, « que nous pourrions qualifier d’entité nécrotique prédatrice. » Un vampire, quoi…

You’re in the Army now!

Reste encore le problème de ces trois “nouveaux arrivants”. A la grande surprise de Wilson, surtout, qui se serait attendu à tout sauf à un geste aussi inhabituel et « saura s’en souvenir », Clarick déclare posément qu’en fait, pour le moment, Londres n’est pas encore au courant de leur présence (pour les membres de l’équipage, ils sont avant tout « trois rescapés de Coventry », sans plus), car il désirait s’entretenir avec eux avant toute chose pour juger personnellement de la situation. Qui n’est pas brillante, mais pas désespérée non plus. De fait, il leur laisse le choix; il ne s’opposera pas à ce qu’ils aillent d’eux-mêmes se présenter devant le Conseil de l’Echelle… mais s’ils désirent faire profil bas encore quelques temps, il peut assez aisément les couvrir, dans une certaine mesure, d’autant plus que la prochaine escale, Oxford, est sous le contrôle de la Kirk en exil, et bourrée de compatriotes écossais qui n’auront aucune hésitation à donner un coup de main aux membres d’un équipage « qui est des leurs ».

Quelques minutes de concertation plus tard, Liam et Charles se voient faire une chose qu’ils n’auraient jamais imaginée même dans leurs rêves les plus fous: signer le registre de bord, ce qui fait d’eux officiellement des nouvelles recrues à bord de l’Edinburgh (bien qu’ils n’aient pas à signer avec leur sang: de l’encre, cela fera très bien l’affaire). Clarick les fait vaguement prêter serment, avant de rayer au passage les morts récents et de changer le statut de Wilson de “Vivant” à “Ranimé”. Liam demande tout de même à être affecté avec Charles, afin de pouvoir l’aider à passer les portes, et de ne plus se retrouver branché à l’horrible machine de la passerelle. Floyd, lui, reste silencieux.

Charles, quelque peu requinqué, joue deux minutes avec Gladstone qui semble fort apprécier de lécher le cuir de ses chaussures. Apparemment, Clarick serait reparti avec ce chien, £5 et le fantôme de son ancien propriétaire à la suite d’un pari sur un duel magyque entre le conseiller Gladstone et l’ancien premier ministre maintenant déchu Benjamin Disraeli. Et ce n’était pas un pari perdu — une telle créature de toute évidence non utilitaire doit être assez rare en ce monde.

Ne reste plus qu’à leur trouver des vêtements appropriés. Il est maintenant près de 7h, et l’activité à bord du vaisseau semble avoir regagné en intensité; un léger changement dans les vibrations et le ronronnement des moteurs révèle qu’ils ne sont plus en vol stationnaire, mais progressent à vitesse réduite. Gladstone sur les talons, ils se rendent à la réserve, où un simple claquement de doigts de Clarick suffit à leur faire remettre leurs nouveaux uniformes (deux tailles: trop grand ou trop petit) ainsi que les armes réglementaires. “Nouveaux” est bien entendu un mot tout relatif: le joli trou rapiécé ornant la poitrine du manteau de Liam indique bien que tout cela était naguère le lot de marins qui n’ont pas eu beaucoup de chance. Les voilà maintenant bel et bien membres à part entière de l’équipage: « Bleu-bite deuxième classe William Oakley, au rapport! »