Réalités
Une visite
A peine a-t-il passé la porte que Floyd relève la tête, surpris; son pied se pose dans l’herbe, et il se retrouve dans le parc du Bethlem Hospital, sous le doux soleil d’un début d’après-midi. Il se rend compte qu’il ne porte plus sa veste, mais une tenue grise de patient, et que Charles et Liam ne sont pas avec lui. Il s’entend alors héler par un infirmier du nom de Morton, qui lui demande ce qu’il fait là et lui annonce que ses amis sont venus le voir. Floyd, confus, le suit sans trop protester, tout en essayant de percevoir son Motif vital pour s’assurer de son existence; à sa grande surprise, il ne parvient pas à voir quoi que ce soit. Morton le mène vers un banc, non loin de la façade arrière du bâtiment, où l’attendent deux hommes et une jeune femme. Non loin de là, d’autres patients conversent ou se promènent avec des gens dont les habits révèlent leur état de visiteurs.
Les amis de Floyd se lèvent: il s’agit de Liam et de Charles. Chose étonnante, Charles ne porte pas de couleurs indicibles, mais un sobre costume gris anthracite avec chapeau, chemise et cravate assortis; la jeune femme à son bras est fort mignonne, avec un chignon châtain et un large chapeau à la mode, et se tient de façon polie et modeste, arborant un sourire forcé et gêné lorsque son regard se pose sur Floyd. Liam, lui, est un peu moins élégamment vêtu que Charles, mais il est loin de ses hardes habituelles, et s’avère un parfait représentant de la middle-class, qui ne donne vraiment plus autant l’impression d’avoir un corbeau changé en humain en face de soi. Lorsque Floyd l’appelle du nom d’Oakley, Liam est fort surpris: “Vous m’appelez encore ainsi? C’est que vous êtes bien perturbé, mon ami. Oakley était le nom de jeune fille de ma mère, vous vous souvenez? Moi, je m’appelle William Nolan.” Aux questions troublées de Floyd, Liam répond qu’ils se sont connus tous deux à l’école de médecine, avant que la folie ne frappe le jeune Euthanatos. Lui et Charles sont tous deux mariés — d’ailleurs, en ce qui concerne Charles, son épouse est justement la jeune femme qui l’accompagne, Margaret, et qui, à sa demande, s’éloigne quelques temps pour les laisser discuter, visiblement soulagée de ne pas avoir à rester en présence du malade. Les deux hommes font ensuite asseoir Floyd sur le banc, et Liam de constater que “ça ne va pas mieux, n’est-ce pas? Vous devriez vraiment laisser les médecins vous soigner”. Charles renchérit en disant qu’il doit se calmer, ne pas faire de nouvelle crise, que le professeur Hackner fait ce qu’il peut pour lui (à ce nom, Floyd se raidit), et que grâce aux subvensions versées par la famille Amberville à l’hôpital, nul doute qu’il y met effectivement toute son ardeur.
Le mage qui rêvait qu’il était un fou qui rêvait qu’il était un mage qui rêvait qu’il était…
Floyd a beau protester, tous ses arguments sont contrés par ses deux amis, qui lui expliquent, comme on le ferait avec un enfant, ce qui lui est arrivé. D’après Hackner, qui n’a pas donné plus de détails, le jeune homme aurait subi un choc terrible. Charles le rassure: il a pu prendre en main la gestion de la ruine qu’est devenu le manoir Alexander, et se charge de le restaurer, afin de ne pas ternir l’image de la famille (tous deux sont en fait cousins!). De plus, il a pu avoir la signature de Floyd pour le placer sous sa tutelle, et lui restituera tous ses biens dès sa sortie. D’après les dires de Charles, ils sont au printemps 1880, et cela fait près de deux ans et demi qu’il est interné à Bedlam. Floyd est de plus en plus confus de constater que ses souvenirs de correspondent pas, même si les visages sont les mêmes; il se rappelle au contraire être sorti de l’asile en janvier 1879, avoir étudié la médecine avec le professeur Clarke (professeur dont Charles nie l’existence).
Liam prend le relais pour expliquer à Floyd que selon Hackner, il souffre d’hallucinations et imagine des choses, notamment d’être un magicien; bien sûr, “la magie n’existe pas, voyons”. Il l’enjoint à ne plus penser à tout cela, à ne se concentrer que sur son désir de devenir médecin, désir qui, ils en sont sûrs, se réalisera un jour (bien que Floyd ait la certitude d’être déjà médecin). Charles explique que Floyd, peu avant la fin de sa première année de médecine, a commencé à souffrir d’hallucinations et de crises d’épilepsie, mais qu’il peut s’en sortir; pourtant, le jeune homme commence à en douter, puisqu’en plus de deux ans, il n’a toujours pas quitté l’hôpital. Charles l’encourage à se rappeler: il y a un an, il ne pouvait même pas parler, se trouvait en catatonie, et maintenant, il est bien là, dehors, à parler avec eux, signe certain d’une amélioration. Il y a de l’espoir pour que Floyd retrouve sa vie d’antan, finisse ses études et devienne un grand médecin — et grâce à la fortune et aux relations des Amberville, peu importe son passé: on lui trouvera sans problème une bonne clientèle.
Illusion ou… réalité?
Le trouble de Floyd croît toujours. Alors qu’il écoute Charles lui affirmer qu’ils sont cousins, jouaient ensemble quand ils étaient petits, et que Margaret avait même un faible pour lui avant de finalement épouser l’héritier des Amberville, il est saisi à la gorge par cette impression de se noyer, de voir cet autre univers s’imposer à lui, ses peurs et ses angoisses prendre forme tangible. Son attention se porte justement sur Margaret, que Charles vient de héler; la jeune femme se retourne, de même que le médecin en habit sobre auquel elle était en train de parler, et c’est le choc: Floyd reconnaît ce visage, un visage qu’il ne peut oublier, bien que ne l’ayant vu que quelques fois, un visage aux yeux bleu acier, encadré de cheveux sombres, presque noirs… le visage d’Aidan Stockwell. Echappant à la main de Liam qui ne le tenait que vaguement par le coude, l’Euthanatos se précipite vers le médecin pour le saisir par le col, s’écriant que c’est impossible, qu’il ne peut pas être ici, qu’il devrait déjà être en train de se consumer sous les rayons du soleil. De l’air de quelqu’un visiblement habitué à ce genre de choses, le “docteur” Stockwell lui demande patiemment de ne pas recommencer avec cela. Et force est de constater pour Floyd que lorsqu’il le saisit par le poignet, c’est le pouls d’un être bien vivant qu’il sent sous ses doigts. La colère s’ajoutant maintenant à sa confusion, Floyd l’accuse notamment d’être de collusion avec Hackner, de l’avoir piégé derrière la porte désignée par Sarah Valentine, ou encore d’avoir utilisé le pouvoir de l’étrange livre. Gardant leur calme malgré cette démonstration, Charles et Stockwell s’efforcent de l’apaiser, en lui assurant que tout ce que veulent les médecins ici, c’est le guérir.
Abattu, Floyd murmure qu’il n’aurait jamais dû relever ce défi à la Royal Challenge Society. Il a vraiment la sensation de devenir fou, de ne plus savoir où est sa place. Il aimerait croire Charles lorsque celui-ci lui assure à nouveau qu’ils sont bien cousins, qu’ils sont là dans un parc tout à fait normal, mais quelque chose en lui continue de lui murmurer que tout ceci n’est qu’un construct. Floyd finit par se détourner, déclarant qu’il n’est pas une bête de foire et préférerait encore qu’on ne vienne pas lui rendre visite ainsi toutes les semaines. Charles s’enquiert alors auprès du docteur Stockwell s’il y a vraiment un espoir, ce à quoi le jeune médecin répond que c’est tout à fait possible, à condition que Floyd ne s’entête pas et accepte que son traitement est la seule solution, plutôt que de continuer à s’ancrer dans son illusion. La Magye n’existe pas, et seul un séjour approprié dans cet hôpital peut le ramener au monde réel…
Miss Valentine
Liam va parler à Floyd pour le rassurer, lui dit que ce monde est bien la réalité et qu’il doit se battre pour guérir. Floyd ignore ses mots, préférant se concentrer sur sa main comme point focal pour rassembler toute sa colère et s’en servir contre ce qu’il croit toujours être une illusion. Mais il est interrompu dans sa tentative de sortilège par l’arrivée inopinée d’une patiente qui n’est autre que Sarah Valentine, lui demandant ce qu’il fait. Furieux de voir sa concentration ainsi brisée, Floyd l’accuse d’être la cause réelle de tout ceci, d’avoir d’une façon ou d’une autre pénétré dans son esprit pour y voler ses souvenirs et leur donner forme. Apeurée, Sarah appelle à l’aide le docteur Stockwell, qui accourt en compagnie de Charles tandis que Liam hèle l’infirmier Morton. Charles n’est pas assez fort pour écarter Floyd de Valentine, et il faut l’intervention de Liam et de Stockwell pour finalement séparer les deux jeunes gens. Floyd supplie Sarah de le laisser sortir, de le laisser accomplir sa mission, et de ne pas croire en Hackner qui l’a trompée. Il n’a pas le temps d’en dire plus: l’infirmier prend le relais, l’étourdissant d’un léger coup afin qu’il se tienne tranquille. Charles, fort ennuyé, demande à ce que l’hôpital reste discret au sujet de l’état de son “cousin”. Il ne sait plus maintenant s’il devrait continuer à venir le voir aussi souvent — et Stockwell de se poser la même question, car auparavant, ces visites semblaient pourtant avoir fait du bien à son patient…
Sarah s’est un peu écartée pour s’asseoir dans l’herbe, occupée à jouer avec une ficelle rouge dont elle tisse des motifs complexes entre ses mains. Charles remarque cela, et pendant quelques secondes, il sent que quelque chose ne va pas, comme si le monde autour de lui n’existait pas du tout. Pendant ce temps, Floyd glisse à Liam de se rendre dans le bureau de Hackner pour constater par lui-même ce qu’il fait vraiment, et essaye désespérément de le convaincre du bien-fondé de cette accusation. L’impression de Charles se confirme: pourquoi diable est-il vêtu d’habits si sombres? Liam lui demande si tout va bien, et Charles laisse échapper un petit rire nerveux, déclarant que pendant un instant seulement, il a eu une sensation étrange… quelque chose de totalement stupide, “comme un singe tapant des cymbales dans ma tête”. Floyd l’enjoint à ne pas rejeter cette pensée, que ce n’était pas juste quelque spectacle de rue qu’il a entre-aperçu, qu’il lui faut faire des efforts, pour une fois dans sa vie, pour se rappeler. “Des efforts? Mais j’en fais tous les jours, mon ami. Croyez-vous donc que le travail se fait tout seul?” dit Charles, qui affirme avoir même dû annuler une réunion du conseil d’administration pour venir le voir aujourd’hui, et qui le referait si nécessaire. Floyd le sait bien, après tout, c’est ses investissements dans les chemins de fer chiliens qui ont permis à Charles de se constituer une partie de sa fortune. Mais Charles balaie cela d’un revers: un placement bien trop risque, mieux valait pour lui investir, comme il l’a fait, dans l’armement, les chantiers navals et le commerce avec les Indes. Alors que Floyd supplie qu’on ne le renvoie pas tout de suite dans sa cellule, promettant au médecin de se calmer, Charles continue de lui parler de ses investissement, révélant ainsi combien il est ici devenu ce qu’il déteste le plus; Floyd obtient de pouvoir rester dehors durant la demi-heure réglementaire à laquelle il a encore droit, mais avec deux infirmiers à proximité.
Sans mouvements brusques cette fois, Floyd se rapproche de Sarah, toujours assise dans l’herbe; la jeune femme est occupée à tisser de nouveaux motifs avec sa ficelle rouge, et il faut avouer qu’elle est très douée. Elle dit à Floyd qu’il lui fait peur, qu’il n’était pas comme ça hier, qu’il ne criait pas. Selon elle, ils se sont rencontrés dans la salle de bal de l’hôpital, et non pas dans ce sous-sol dont le jeune homme persiste à affirmer l’existence. Il lui prend la main avec sa permission, pour essayer de déterminer s’il y a quelque chose de spécial chez elle; hélas, il ne parvient pas à déterminer quoi que ce soit. Il engage alors la conversation, demandant à Sarah si tout ce qui les entoure est en fait son terrain de jeu, un endroit où il fait toujours beau, surtout comparé à ce qui les attend quand le soleil sera couché, et lorsque Hackner sera de retour. Miss Valentine proteste, dit que le docteur est très gentil, mais Floyd continue, tentant à la fois de la rassurer et de pénétrer sur son terrain à elle, car il est de plus en convaincu qu’elle est la responsable de ce qui leur arrive à tous. “Vous vous sentez seule, au fond de vous, n’est-ce pas?” dit-il. “C’est pour cela que vous êtes venue me voir. Vous ne voudriez pas savoir ce qu’il y a dehors, dans le véritable monde?”
Sans cesser de jouer avec sa ficelle, Sarah secoue la tête, déclarant que les médecins vont les soigner et les guérir, et qu’il faut juste rester patient. Floyd persévère, lui affirme qu’elle revit toujours les mêmes scènes, où les gens sont toujours souriants, pour mieux se protéger contre le monde extérieur si dur, si froid, si insupportable. Il ne l’en blâme pas, après ce qu’elle a vécu, sans doute les mêmes choses que lui; lui aussi, depuis le sous-sol, rêvait du luxe des patients des étages, de la lumière, de pouvoir revoir les siens et leur sourire une dernière fois. A ce moment, une nouvelle sensation d’irréel saisit Charles, et soudain, Margaret disparaît, comme si elle n’avait de fait jamais été là; Liam, lui, entend un battement d’ailes et un croassement de corbeau au-dessus de sa tête.
Cassure
Floyd remarque lui aussi la disparition de Margaret, et le gros corbeau qui vient se poser sur le banc, face à Liam. Ce dernier tend la main vers l’oiseau, sûr et certain, sans savoir comment, qu’il ne lui fera pas de mal. Floyd l’appelle “Crumpet”, lui fait signe de venir, constatant que Miss Valentine, elle, n’aime pas cet animal; il comprend, devant son absence de parole, que lui aussi est lié d’une façon ou d’une autre à cet endroit, et ne peut pas parler: “Elle vous en empêche, n’est-ce pas?” Tous trois sont saisis par la même impression que le monde autour d’eux s’est rétréci, qu’ils se trouvent dans une bulle n’existant que pour eux. L’apparence de Liam et Charles commence à se modifier; Crumpet s’est posé sur l’épaule de son mage, quant à Charles, il est à présent à nouveau habillé en violet. D’un mouvement frénétique des doigts, Sarah commence à tisser un nouveau motif avec sa ficelle, cherchant à effectuer cela le plus rapidement possible; Floyd craint de ne pas pouvoir la raisonner plus que cela, et de devoir utiliser un moyen plus brutal. La Magye est bien réelle, il en est convaincu, et tout ceci n’est rien de plus qu’une illusion. Un regard, un hochement de tête en direction de ses deux amis; enfonçant ses doigts dans le sol herbeux, Floyd concentre toute la rage et la frustration accumulées, toute sa colère, ainsi que les bribes de souvenirs qu’il avait du Maelström, lors de son Agama, et laisse échapper un unique cri. Tous trois mettent toute leur volonté dans cette tentative de briser l’illusion.
Et le jardin s’obscurcit alors, se couvre de poussière, les fleurs se flétrissent rapidement, les arbres prennent un aspect rabougri. Floyd manque perdre connaissance, ramené de justesse au monde qui l’entoure par la voix maintenant suppliante de Sarah Valentine, qui l’implore de la laisser faire, sinon le docteur Hackner refusera de la soigner et ne la laissera pas partir. Liam et Charles ont recouvré toutes leurs facultés, et Charles saute littéralement au cou de son “cousin” Floyd, fort aise de n’avoir jamais été marié, et surtout pas à une personne aussi terne et conventionnelle que cette Margaret. Ils sont seuls avec Miss Valentine, recroquevillée dans l’herbe; nulle trace de médecins, d’infirmiers ou d’autres patients. Floyd se redresse, indiquant à ses amis qu’ils sont dans les rêves de Sarah, et que seule elle peut les en faire sortir. Mais la jeune femme ne semble plus avoir d’yeux que pour son jeu de la ficelle, qu’elle tisse encore et encore, bien qu’en vain. Charles lui administre une gifle afin de la forcer à prêter attention à eux, et commence à l’abrutir de questions diverses, lui faisant ainsi perdre encore plus le contrôle de son piège mental. Peu à peu, lui et Floyd parviennent à la faire se relever, ne cessant de lui répéter qu’elle peut sortir d’ici si elle le désire, qu’elle ne doit laisser personne la retenir. Sarah secoue la tête, affirmant que pour elle, il n’existe pas de monde extérieur: elle est “souillée”, et n’a pas le droit de quitter cet endroit.
Charles et Floyd cherchent alors à la réconforter quelque peu: tout le monde est souillé, après tout, et pourtant, eux ont bien pu aller dehors. Malheureusement pour eux, il semble bien que le docteur Hackner soit parvenu a effectuer un remarquable travail de sape dans l’esprit de la jeune femme: malgré tous leurs arguments, elle demeure persuadée que lui seul peut l’aider et la soigner, et qu’elle lui doit obéissance — il lui a ordonné de garde les trois jeunes gens prisonniers dans cette illusion qu’elle est capable de tisser, car eux aussi, selon eux, sont souillés et dangereux pour le monde. Même une tentative d’humour de la part de Charles ne lui arrache qu’un sourire au bord des larmes et de l’hystérie. Alors, en désespoir de cause, Charles plonge ses yeux dans les siens, et prend le risque de s’introduire directement dans sa psyché dans l’espoir d’y trouver peut-être un quelconque moyen de levier…